Tintin en Amérique

 

Pour cette troisième aventure, Hergé peut enfin envoyer Tintin en Amérique. Voyageur pressé, le reporter luttera contre la Mafia, sera fait prisonnier par les Indiens et fera jaillir un puits de pétrole...

 

Une documentation sommaire

 

«L'Amérique, je veux l'avoir et je l'aurai», semble s'être dit Hergé tout au long de l'élaboration de Tintin au Congo. Vers le Far West, il avait déjà envoyé Totor, et son envie d'y emmener Tintin était si grande qu'il semble avoir précipité la fin de son épopée africaine.

 

Peut-être est-ce cet enthousiasme pour son sujet qui poussa Hergé à se documenter un peu plus pour ce troisième épisode que pour les deux précédents. Outre ses souvenirs de Fenimore Cooper, il utilisa deux documents: un numéro spécial du Crapouillot et le livre Scènes de la vie future que venait de faire paraître Georges Duhamel.

 

Élément clé de l'information d'Hergé durant les années trente, le magazine Le Crapouillot se voulait avant tout non conformiste, accueillant des polémistes de droite et de gauche et se spécialisant peu à peu dans la dénonciation des scandales de toutes sortes. Pour le dessinateur, la lecture d'une telle revue était une première façon de marquer ses distances par rapport à l'idéologie catholique et nationaliste qui prévalait au journal Le XXe Siècle.

 

Dans le numéro spécial du Crapouillot d'octobre 1930 consacré aux États-Unis, Hergé semble avoir été frappé par un article d'un certain Claude Blanchard intitulé «L'Amérique et les Américains». L'auteur, bouleversé en particulier par Chicago, décrit cette ville comme «la capitale du crime où l'assassinat est accepté, dégusté comme un ragoût, servi tous les matins par les journaux (Le Crapouillot, octobre 1930, cité par Jean-Marie Apostolidès dans son livre Les Métamorphoses de Tintin. Éd. Seghers, 1984, p. 30)». Hergé est si impressionné par cette évocation qu'il situe dans cette ville une bonne partie de son histoire, appelant d'ailleurs son récit, pendant les quatorze premières semaines : « Les Aventures de Tintin, reporter à Chicago».

 

D'après Jean-Marie Apostolidès, à qui nous empruntons ces renseignements, de nombreux éléments de couleur locale seraient issus de l'article de Claude Blanchard. Ainsi du personnage de Bobby Smiles, nettement inspiré du gangster George Bugs Morau, ainsi également de l'idée de la fusillade d'un immeuble à l'autre et de plusieurs détails de l'épisode chez les Indiens.

 

Quant à l'autre source d'inspiration d'Hergé, Scènes de la vie future, il s'agit, sous couvert d'un récit de voyage, d'une interminable jérémiade sur les méfaits de l'Amérique et l'immense menace qui pèse sur l'Europe si elle ne réagit pas contre sa néfaste influence! Le Docteur Duhamel (avec modestie, il rappelle son titre de médecin à tout bout de champ!) tente de convaincre les Américains qu'il côtoie au cours de son périple que les États-Unis représentent bel et bien, sous tous leurs aspects, une abomination pure et simple.

 

La scène du livre qui frappa le plus Hergé est — de son propre aveu — la description des abattoirs de Chicago. Quelle distance pourtant entre le pompeux lyrisme de Duhamel («Combien de temps, combien de temps encore pour que l'ombre de l'abattoir se dissolve dans l'oubli, seul remède, seule excuse?») et la rapidité incisive qu'Hergé insuffla au passage qu'il en tira. («Si cette machine ne s'était pas arrêtée tout de suite, nous sortions d'ici sous forme de corned-beef !!!»). A lire les deux versions de la scène, on mesure tout le chemin parcouru par Hergé depuis l'époque où, pour la séquence d'élection de Tintin au pays des Soviets, il avait repris presque mot pour mot une page de Moscou sans voiles...

 

En fait d'ailleurs, on ne se rend jamais aussi bien compte du talent d'Hergé qu'en voyant ce qu'il réussit à tirer des sources souvent médiocres dont il s'inspira. Par l'effet d'une étrange alchimie, tout, sous sa plume, semble devenir aérien. Malgré les naïvetés qui subsistent dans Tintin en Amérique, l'auteur, à force d'humour et de sens du rythme, parvient déjà dans cet album à échapper en partie à la pesanteur idéologique du milieu dans lequel il baignait.

 

Un visiteur pressé

 

La première idée d'Hergé, en commençant cette aventure, était d'axer son histoire sur ce peuple indien qui le fascinait depuis le scoutisme. Très vite pourtant, le projet évolua pour ne laisser finalement aux Peaux-Rouges qu'une place assez réduite dans l'album.

 

En fait, dans ce récit, tout se passe comme si Hergé avait voulu nous donner, en un minimum de planches, une idée aussi complète que possible de l'ensemble des États-Unis, un peu à la manière de ces « tour operators » qui prétendent vous faire découvrir l'Europe entière en une petite dizaine de jours — Venise le matin, Vienne le soir, et ainsi de suite. Tintin, dans cette troisième aventure, se comporte un peu comme un touriste pressé. Il ne marche pas, il court. Il n'observe rien, il bondit d'un endroit à un autre, à moins que ce ne soient les événements qui se mettent à bondir sur lui.

 

Du reste, c'est peut-être dans cette précipitation, dans cette remarquable vivacité des enchaînements, que réside la principale qualité de cet album. Le mouvement général du récit est si trépidant qu'une séquence démarre avant même que la précédente se soit achevée. Sans doute cette fiévreuse rapidité, qui fait qu'un puits de pétrole peut jaillir du sol en un instant et une ville se construire en quelques heures, est-elle l'élément qui, plus que tout autre, explique la fascination du dessinateur pour le Nouveau Monde: il trouvait en cette Amérique rêvée le contexte où son dynamisme narratif pouvait se donner libre cours.

 

Du noir et blanc à la couleur

 

La version noir et blanc de Tintïn en Amérique commença à paraître dans Le Petit Vingtième le 3 septembre 1931, la publication s'y poursuivant à raison de deux planches par semaine jusqu'au 20 octobre 1932.

Quant à la version en couleurs c'est en 1945 qu'elle fut mise au point par Hergé. Tout en suivant fidèlement le récit d'origine, et même la plupart du temps le découpage, elle se caractérise par d'innombrables améliorations liées, pour l'essentiel, à cette véritable grammaire de la bande dessinée que l'auteur avait progressivement mise au point tout au long des années trente et dont il entendait bien faire bénéficier ses albums de jeunesse au moment de leur refonte.

 

Les défauts auxquels Hergé s'efforça de remédier étaient essentiellement de deux ordres.

 

Les premiers n'étaient autres que des maladresses pures et simples, des entraves à cette lisibilité qu'Hergé cherchera de plus en plus, y voyant la qualité majeure d'une bonne bande dessinée. Dans la version noir et blanc, la lecture était en effet plus d'une fois perturbée, ou ralentie, faute du respect de certaines règles. C'est ainsi que, à plusieurs reprises, la réponse à une question se donnait à lire avant la question elle-même et que par ailleurs, dans la galerie souterraine par exemple, Tintin paraît monter alors même qu'il est en train d'affirmer qu'il descend! Ces deux accrocs viennent du fait qu'à l'époque Hergé ne s'était pas encore rendu compte que, une bande dessinée se lisant de gauche à droite, tous les mouvements des personnages doivent se faire dans cette direction.

 

Les autres détails que le dessinateur élimina impitoyablement n'étaient pas réellement des erreurs mais plutôt des incongruités contrevenant à ce style hergéen qui se dégageait peu à peu. Dans la version noir et blanc, on trouve encore, notamment, des «impuretés» empruntées à d'autres arts tels que les effets optiques inspirés du cinéma. Dans la version en couleurs, Hergé les supprimera systématiquement, s'efforçant d'approcher de plus en plus près les spécificités de la bande dessinée.

 

Un mot pour finir. Autant les Zaïrois avaient réagi avec humour au paternalisme de Tintin au Congo, autant les éditeurs américains se montrèrent réticents vis-à-vis du portrait de leur pays qu'avait tracé Hergé. Tintin en Amérique fut la dernière des aventures du reporter à être traduite aux États-Unis! Je ne crois pas qu'elle y ait connu un grand succès.

 

Deux des hors-textes en couleurs de la version originale de Tintin en Amérique.


Une couverture particulièrement révélatrice du «Petit Vingtième».

 

 

 

 

 

 

 

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