Les 7 boules de cristal et Le Temple du Soleil

 

Radicalisant le climat de peur mis en place dans L'Étoile mystérieuse, Les 7 boules de cristal constituent assurément l'avancée la plus forte d'Hergé dans le domaine du fantastique. Quant au second volet de cette histoire, Le Temple du Soleil, il représente une sorte d'archétype du récit d'aventures.

 

Les mésaventures d'une histoire

 

Le 23 septembre 1943, le dernier strip du Trésor de Rackham le Rouge paraissait dans Le Soir. Moins de trois mois plus tard, le 16 décembre, l'histoire qui s'intitulerait bientôt Les 7 boules de cristal commençait à son tour à y être publiée. Ce n'est qu'après avoir connu de nombreux aléas que ce long suspense parviendrait à son terme.

 

Comme le récit précédent, c'est en minuscules bandes quotidiennes — longues de 14,5 cm et hautes de 3,5 cm — que les lecteurs allaient d'abord découvrir cette nouvelle aventure, d'une ampleur pourtant sans précédent.

 

Cent cinquante-deux strips seront proposés de cette manière, à un rythme un tantinet irrégulier, la santé d'Hergé  l'amenant  plusieurs  fois   à suspendre momentanément la publication.

 

L'obligation de trouver chaque jour un point d'orgue, ajoutée aux délais draconiens qu'impose le rythme quotidien, explique que l'histoire ait, dans cette première version, progressé de manière légèrement plus fantaisiste que dans l'album tel que nous le connaissons. Certaines séquences plus anecdotiques, montrant par exemple Milou poursuivant un oiseau ou Haddock se faisant mettre en boîte par la voyante extra-lucide, se sont trouvées supprimées lors de l'édition en volume, sans doute pour resserrer davantage l'intrigue. Comme elles sont néanmoins fort bien venues, nous en restituons quelques-unes dans cette introduction.

 

Au mois de juillet 1944, Hergé, souffrant, se vit contraint d'interrompre la publication de l'histoire. Lorsque la publication reprit enfin, il la commença par un bref résumé des événements.

 

 

Ces deux épisodes forts amusants ne furent pas repris dans l'album, sans doute pour resserrer davantage le rythme du récit.

 

 

 

Le 3 septembre 1944, l'ex-général Alcazar expliquait à Tintin la véritable identité de l'Indien Chiquito. C'est la dernière chose que les lecteurs du Soir connaîtraient de ce récit. Le lendemain, la Libération de Bruxelles allait interrompre brutalement l'histoire, de la même façon que, quatre ans plus tôt, l'entrée en Belgique des troupes allemandes avait mis fin à la parution d'Au pays de l'or noir.

 

C'est sur ce strip, paru le 3 septembre 1944, que les lecteurs des 7 boules de cristal allaient rester pendant plus de deux ans !

 

Dans les jours qui suivirent, en effet, tous les journalistes ayant collaboré à la rédaction d'un journal pendant l'Occupation se virent momentanément interdits de publication. Quoique n'y étant jamais intervenu politiquement, Hergé publiait dans Le Soir depuis octobre 1940. Il se trouvait donc touché par cette mesure.

Ce n'est que le 26 septembre 1946, soit après un peu plus de deux années d'interruption, que le mystère des boules de cristal et l'énigme de la disparition de Tournesol pourront enfin trouver leur suite. Ce jour-là paraît en effet le premier numéro de l'édition belge de l'hebdomadaire Tintin: sur la couverture, on découvre le titre Le Temple du Soleil.

 

L'apparition du magazine Tintin équivaut pour Hergé à une transformation presque complète de toutes les conditions de publication. Aux minuscules strips quotidiens du Soir succèdent de superbes doubles pages hebdomadaires. A la reproduction noir et blanc sur médiocre papier journal fait suite une splendide impression en quadrichromie sur un papier dont la qualité ne va cesser de s'améliorer.

 

Hergé, toujours étonnamment malléable, s'adapte à ces nouvelles conditions aussi bien qu'il s'était plié à la discipline du strip quotidien. IL s'était servi de la parution par bandes pour accroître la densité de ses récits, il va maintenant profiter du format « à l'italienne» qui lui est offert pour tirer parti de toutes les ressources de la mise en pages et donner à l'aventure un caractère majestueux convenant à merveille au thème qu'il a choisi.

 

Le récit reprend quasiment au point où il s'était arrêté (à la page 50 de l'actuelle présentation des 7 boules), mais Hergé ouvre la première planche par une coupure de presse résumant les événements antérieurs afin de rafraîchir la mémoire des lecteurs qui avaient suivi le début dans Le Soir et de permettre aux autres d'entrer de plain-pied dans cette trépidante histoire. Semaine après semaine, les personnages vont s'enfoncer plus avant dans la forêt péruvienne, connaissant d'innombrables aventures dont certaines — règle des 62 pages oblige — ne se trouveront pas reprises dans l'album. Nous présentons ici les plus importantes de ces pages injustement méconnues.

 

Même lorsque les événements sont identiques d'ailleurs, il est passionnant d'observer les remaniements imposés par Hergé à cette première version. Le passage à quatre bandes au lieu de trois et le retour au format vertical habituel ont été l'occasion de multiples transformations, allant du changement de lettrage à la suppression de vignettes redondantes en passant par les recadrages, les remises en couleurs et les améliorations de dialogue. On sent qu'à chaque instant Hergé s'efforce d'atteindre une efficacité maximale et que les remaniements de ses albums d'avant-guerre lui ont donné sur son propre travail une lucidité sans pareille.

 

La première planche du Temple du Soleil telle qu'elle parut dans le magazine Tintin. Précédée d'un résumé de la première partie de l'histoire, cette séquence qui nous fait découvrir de nouveaux malheurs de Milou sera elle aussi supprimée. A noter que les voyageurs visibles dans l'autocar sont exactement les mêmes que les passagers du train, à l'actuelle page 1 de l'album.

 

 

Deux autres séquences finalement coupées pour l'édition en album.

 

 

Une des nombreuses séquences fortement remodelées pour l'édition en album.

 

 

La diversité d'un thème

 

Le thème de ce double album est étonnamment riche et varié. Peut-être même s'agit-il de la matière narrative la plus ample jamais traitée par Hergé.

 

Dans le premier volet de l'histoire, c'est le fantastique qui domine. L'idée de la malédiction, qu'Hergé avait déjà effleurée dans Les Cigares du Pharaon, devient ici le centre du récit. Dès les premières pages s'installe un climat d'inquiétude qui n'ira qu'en s'accroissant, le suspense culminant finalement dans la longue séquence chez le professeur Bergamotte.

 

Pour comprendre le travail de dramatisation constamment effectué chez Hergé, il n'est que de comparer la maison dont il s'est inspiré pour cette scène et ce qui en est montré dans l'album. La villa réelle n'est en rien inquiétante: située au bord d'une route, au milieu d'un paisible jardin, c'est une honnête maison bourgeoise. Toute différente nous apparaît la demeure de Bergamotte : la grille et le mur qui l'entourent, la longue allée qui y conduit, le climat orageux qui règne lorsqu'arrivent les personnages, tout concourt à faire de cette habitation, pourtant exactement semblable à son modèle, une angoissante préfiguration de l'hitchcockienne villa de Psychose. Dans un cadre comme celui-là, le moindre incident se charge d'un poids considérable.

 

La maison dont Hergé s'inspira pour la villa de Bergamotte et ce qu'il en fit dans l'album. Les grands arbres à l'avant-plan, l'allée, le choix des couleurs, tout concourt à créer un climat angoissant que n'avait pas le modèle.

 

 

Peut-être le climat lourd et tendu de ce premier volet est-il dû au contexte de guerre dans lequel il fut élaboré. Quoique ne pouvant faire intervenir l'actualité dans ses récits sans risquer d'être censuré, Hergé était inévitablement marqué par le conflit qui sévissait. Il est probable que le genre fantastique a représenté pour lui la manière la plus commode de mettre en scène ses angoisses.

 

Mais la gravité de ton de cette aventure est certainement liée, aussi, à l'influence d'Edgar Pierre Jacobs qui, depuis le 1er janvier 1944, venait tous les matins assister Hergé dans son travail. La collaboration entre les deux hommes était devenue extrêmement étroite et l'on peut remarquer, dans Les 7 boules de cristal, certains signes de cette solennité qui caractérisera plus tard la série des «Blake et Mortimer ».

 

«Nous avions ensemble de longues discussions pour préparer le scénario des 7 boules de cristal et du Temple du Soleil. Le courant passait très bien entre nous et nous pouvions nous renvoyer la balle rapidement, me raconta Jacobs peu après la mort d'Hergé. J'ai apporté de nombreux éléments à cette histoire, en particulier l'idée des boules de cristal et le titre du premier album. Dans Le Temple du Soleil, l'idée du train qui dégringole vient aussi de moi, de même que celle des souterrains qui permettent d'accéder au Temple (« Entretien avec Edgar Pierre Jacobs » in (A suivre), hors série: spécial Hergé, avril 1983). »

 

Le second volet de l'histoire est un peu plus détendu que le premier. Cette fois, c'est l'aventure au sens propre qui domine, une aventure centrée ici, non sur la quête d'un fétiche arumbaya ou d'un trésor, mais sur la recherche, plus essentielle encore, d'un Tryphon Tournesol qui n'a jamais paru aussi indispensable que depuis qu'il s'est fait enlever.

 

Avant de retrouver le savant, de multiples obstacles devront être affrontés. L'expédition de Tintin, de Haddock et de Zorrino en direction du Temple est une sorte d'anthologie des difficultés que l'on peut rencontrer au cours d'un long voyage: des animaux sauvages aux avalanches, tous les accidents possibles et imaginables se trouvent successivement évoqués. Steven Spielberg et George Lucas se souviendront de certaines de ces péripéties, trente-cinq ans plus tard, en réalisant Les Aventuriers de l'Arche perdue...

 

Les prodiges de la documentation

 

La complexité du thème l'imposait peut-être. Jamais en tout cas le travail de documentation d'Hergé n'avait été aussi poussé que pour cette double histoire. Sans doute Jacobs et lui se renforçaient-ils mutuellement dans leur tendance au perfectionnisme. Il n'est aucun élément de ces deux albums qui relève du hasard ou de l'approximation. Chaque détail a fait l'objet de recherches et de vérifications.

 

Pour la scène du music-hall, les deux auteurs étaient allés ensemble faire des croquis dans un théâtre. Pour la villa de Bergamotte, on l'a dit, ils s'étaient inspirés d'une maison voisine. Pour la partie péruvienne, Hergé avait été jusqu'à faire confectionner un poncho à rayures : « Edgar Jacobs s'en couvrait et prenait la pose. Et parfois, on punaisait le poncho au mur pour bien en fixer les plis, pour donner l'illusion que le vent le faisait voler, et je dessinais fidèlement les rayures... (Numa Sadoul, Entretiens avec Hergé, Ed. Casterman, p. 106)»

 

Mais c'est bien sûr l'ancienne civilisation inca qui nécessita le travail de recherche le plus sérieux. Jacobs se rendit de nombreuses fois dans un musée bruxellois où se trouvaient réunis de nombreux documents sur les sociétés précolombiennes. Et surtout Hergé disposait d'un imposant volume d'un certain Charles Wiener, publié en 1880 et intitulé Pérou et Bolivie. L'expédition que relate Wiener évoque par certains traits celle du groupe Sanders-Hardmuth, et le récit de l'explorateur a fourni à Hergé la matière de quelques incidents. Pourtant, si étonnantes qu'elles fussent, les aventures de cet ethnologue paraissent bien pâles à côté de celles de Tintin et du capitaine.

 

L'intérêt principal de l'épais ouvrage de Wiener résidait dans l'incroyable masse de documents qu'il proposait. Le livre contenait en effet plus de 1 100 gravures, l'auteur ayant systématiquement croqué sur son passage tout ce qu'il apercevait, depuis les fleuves et les montagnes jusqu'aux vêtements et aux ustensiles de cuisine. Tous ces éléments allaient permettre à Hergé de crédibiliser son récit, de l'insérer dans un contexte qui soit juste à chaque instant. La précision des détails est d'ailleurs telle que bien des lecteurs de l'album restèrent persuadés qu'Hergé avait effectué d'importants repérages sur le terrain. Un ambassadeur du Pérou alla même jusqu'à vérifier qu'aucun visa pour son pays n'avait été délivré au sieur Georges Rémi avant d'admettre que l'auteur ne s'y était pas rendu.

 

La grande habileté d'Hergé, face à cette énorme documentation qu'il avait accumulée, fut en fait de s'en servir avec beaucoup de parcimonie. Là où n'importe quel autre dessinateur n'aurait pu résister à la tentation de réaliser à tout bout de champ de grandes vues démonstratives, Hergé n'utilise les éléments de couleur locale que lorsqu'ils sont susceptibles de se fondre au récit et d'augmenter son caractère dramatique. C'est ce qui lui permet d'éviter ce que l'on pourrait appeler le regard du touriste. Aucune vue générale du Temple ne nous est par exemple offerte. Nous ne découvrons le lieu qu'en compagnie des personnages, c'est-à-dire de l'intérieur.

 

De même, là où bien des auteurs (dont Jacobs) n'auraient pu s'empêcher de glisser de multiples tirades sur les Incas à l'intérieur du récit, l'alourdissant et le faisant crouler sous les textes, Hergé a l'intelligence de laisser de tels éléments dans les marges de son histoire: dans le journal Tintin, juste avant l'arrivée des personnages au Temple du Soleil, huit notices explicatives, signées Tintin et intitulées «Qui étaient les Incas?», renseignaient les lecteurs sur les principaux aspects de cette civilisation.

 

C'est que pour Hergé, si la vraisemblance et la précision constituent d'indispensables bases de travail, elles ne deviennent jamais envahissantes au point de paralyser la narration. Toujours, c'est la fiction qui occupe le devant de la scène, l'auteur laissant l'imaginaire se développer librement à partir d'une base rigoureusement cernée.

 

Il est pourtant un point pour lequel Hergé regretta de ne pas s'être montré encore plus attentif. C'est celui qui concerne la fin de l'aventure, cette éclipse qui vient, presque miraculeusement, sauver les personnages. Longtemps après avoir dessiné ces planches, Hergé découvrit que les Incas, adorateurs du Soleil, avaient une fort bonne connaissance des phénomènes célestes et qu'ils n'auraient donc pu se laisser abuser par le stratagème de Tintin.

 

«Si je devais refaire cet épisode maintenant, je le ferais tout autrement, m'expliquait Hergé voici quelques années. Pourquoi? Parce que, au fur et à mesure que les années passent, j'éprouve plus de respect pour l'Autre. Et justement ici l'Autre, en l'occurrence le peuple inca, n'aurait pas pu faire une bêtise pareille (Entretien avec Hergé» in Minuit 25, p. 9). »

 

Est-ce à cause de son cadre grandiose ou de l'extraordinaire maîtrise dont témoigne le scénario, toujours est-il que cette Aventure de Tintin est de celles qui ont le plus marqué l'imagination des lecteurs. Rien de surprenant donc à ce qu'elle ait été choisie, plus de vingt ans après la parution de l'album, comme point de départ d'un dessin animé de long métrage sur lequel nous aurons l'occasion de revenir.

 

D'innombrables croquis, des recherches historiques très complètes attestent le soin tout particulier apporté par Hergé à la préparation de cette histoire.

 

Couverture du livre Pérou et Bolivie, récit de voyage publié en 1880 et principale source d'Hergé pour cette histoire.

 

Deux images extraites du livre de Charles Wiener et très précisément reprises par Hergé.

 

 

Fichier PDF: Charles Wiener Pérou et Bolivie

 

 

 

 

 

 

Recherche personnalisée

Accuil