Coke en stock

 

Crayonné d'une des premières planches de Coke en stock, cette aventure tout entière placée sous le signe de l'eau.

 

Un bal masqué

 

Voulez-vous mettre un jour un tintinophile dans l'embarras? Plutôt que de lui demander l'adresse du professeur Halambique (24, rue du Vol à voile.) ou le nom de la concierge de l'immeuble qu'habitait Tintin avant de s'installer à Moulinsart (Madame Pinson, pour vous servir!), proposez-lui de vous résumer Coke en stock ! Il sera beaucoup plus démuni. Il est vrai que l'intrigue de cette dix-neuvième Aventure de Tintin est d'une complexité proprement labyrinthique.

 

Les incidents les plus variés s'enchaînent sans le moindre temps mort, comme si Hergé avait voulu renouer avec les constructions feuilletonesques de ses' débuts et notamment avec Les Cigares du Pharaon. Ici, le désordre n'est pourtant qu'apparent, car l'auteur tient son sujet bien en mains. Il s'agit du trafic d'armes, puis d'un de ses corollaires plus terrifiant encore: le marché des esclaves. Hergé l'avait en effet appris par diverses coupures de presse: au Moyen-Orient, l'esclavage existait encore.

 

Loin de traiter ce thème de façon directe et linéaire, ainsi qu'il l'aurait sans doute fait auparavant, Hergé l'aborde de manière constamment oblique, décrivant une sorte de ballet d'ombres et d'imposteurs dont le bal masqué donné sur le «Shéhérazade» constitue le plus parfait emblème. Successivement réapparaissent en effet un grand nombre de personnages issus des épisodes antérieurs, dont plusieurs dont on avait perdu la trace depuis fort longtemps. C'est d'abord Alcazar - sur lequel Haddock tombe littéralement au bas de la première planche.

 

Quatre pages plus loin, entrée en scène d'Abdallah, pensionnaire fort peu discret confié aux habitants de Moulinsart par son émir de père. Puis ce seront Dawson - l'ancien chef de la Concession Internationale de Shanghaï - Ben Kalish Ezab, Oliveira de Figueira, le docteur Mùller - alias cette fois Mull Pacha - le lieutenant Allan - promu capitaine depuis le départ de son ancien patron - Bianca Castafiore, Séraphin Lampion et surtout Roberto Rastapopoulos - devenu marquis di Gorgonzola - qui prend dans cette histoire sa véritable dimension.

 

Car c'est lui et lui seul qui tire les ficelles dans cette histoire où Tintin se laisse porter par les événements sans vraiment intervenir. Ainsi que le note Jean-Marie Apostolidès, «ce n'est plus Tintin qui est le centre du monde, c'est Rastapopoulos. Rastapopoulos étend ses relations à la planète entière, il est devenu l'incarnation même de l'échange. C'est ainsi qu'il engage Dawson et le Dr Mùller, qu'il fréquente la Castafiore, qu'il aide aussi bien Alcazar dans sa lutte contre Tapioca que Bab El Ehr dans sa rébellion contre l'émir Ben Kalish Ezab.

 

Une telle confusion met un terme au manichéisme du début, ou plutôt transforme l'opposition du Bien et du Mal en une nouvelle, celle de l'univers privé et de l'univers public. Incapable de juger un monde aussi complexe, Tintin préfère s'en tenir loin; il traverse cette aventure comme un voyageur sans bagage, ne faisant que de brèves rencontres avec des êtres que naguère il côtoyait longuement (Jean-Marie Apostolidès, Les métamorphoses de Tintin, Ed. Seghers 1984, p. 214-215)».

 

Par tous ces traits, Coke en stock constitue un album-bilan. Hergé joue avec son propre univers, se plaisant à faire revenir des personnages secondaires pour affiner leur portrait et accentuer la cohérence de la série. Pour la première fois aussi, une distance, minime encore, paraît s'insinuer entre l'auteur et ce qu'il nous décrit. C'est assurément de cet album que l'on peut dater le début de la veine auto-parodique d'Hergé, veine qui ne cessera de se développer dans les derniers volumes des Aventures de Tintin.

Carte du Khemed établie par Hergé pendant qu'il dessinait Coke en stock. Un pays imaginaire, paradoxalement, exige de l'auteur encore plus de précision qu'un cadre réellement existant.

 

 

Sévères accusations

 

Curieusement, c'est au moment même où l'auteur approfondit son univers et commence à le démystifier, au moment où il prend clairement ses distances avec le manichéisme de ses débuts, qu'il va être l'objet des attaques les plus dures. Un article notamment le toucha profondément, celui que publia, dans la revue Jeune Afrique, un certain G.R.

 

« On m'avait reproché, expliqua Hergé à Numa Sadoul, de faire parler mes Noirs en «petit nègre», ce qui signifiait, n'est-ce pas? que j'étais bel et bien un méchant raciste! Dans la nouvelle version de l'histoire, je les fais s'exprimer comme dans les romans traduits de l'américain. C'est plus direct et certainement plus juste aussi. Ils ne disent plus : « Missié, nous y en a », mais : «M'sieur, on est»... Il est vrai que le style « y'a bon Banania » est tout à fait conventionnel et peu conforme à la réalité. Mais comment faire pour donner l'impression que ces Noirs parlent comme des Noirs?... (Numa Sadoul, Entretiens avec Hergé, Ed. Casterman 1983, p. 49.)

Volontaire ou involontaire, un nouvel effet comique naquit de ce changement. Les propos d'Haddock n'ayant pas été transformés, il est désormais le seul à parler « petit nègre », répondant : «Bougres de méchants Blancs partis! Abandonné nous. Mais si vous vouloir aider moi, moi conduire vous où vous vouloir aller. A la Mecque vous allez, hein?... » à l'homme qui lui demandait simplement: «Où sont les méchants blancs maintenant, M'sieur?... »

 

Est-ce à cause de ces attaques ou pour des raisons plus personnelles, toujours est-il que les trois Aventures de Tintin suivantes se tinrent résolument à l'écart de la politique. Seul Tintin et les Picaros, dix-huit ans après Coke en stock, renoua avec cette veine.

 

Trois photos prises par Hergé et Bob De Moor au cours de leur séjour sur un cargo suédois. Conséquence de ces repérages sur le vif: le Ramona est d'Une crédibilité exceptionnelle.

 

 

Les lecteurs attentifs le remarqueront: dans cette planche crayonnée, les noirs s'expriment en «petit nègre». Ce n'est qu'en 1967 que leur dialogue prendra sa forme définitive.

 

 

Le palais sculpte dans la falaise de Petra, une merveille de l'architecture jordanienne, dont Hergé s'inspira pour le refuge de l'émir Ben Kalish Ezab.

 

 

 

 

 

 

 

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