L'Étoile mystérieuse

 

Malgré les apparences, c'est bel et bien ce modèle d'hydravion que Tintin utilise dans L'Étoile mystérieuse.

 

 

 

Première aventure de Tintin à être parue tout de suite en couleurs, L'Étoile mystérieuse marque aussi l'incursion d'Hergé dans le domaine du fantastique. Aussi détaché de l'actualité que cet album puisse sembler, il n'est pourtant pas sans rapport avec elle.

 

Le passage à la couleur

 

La publication du Crabe aux pinces d'or avait amené Hergé à modifier quelque peu ses habitudes de travail. L'Étoile mystérieuse coïncide avec des changements beaucoup plus importants. Cet album est, en effet, le premier à avoir trouvé d'emblée sa forme définitive, le premier à avoir bénéficié immédiatement d'une impression en quadrichromie.

 

Ce passage du noir et blanc à la couleur est une étape si importante dans la carrière d'Hergé qu'on me pardonnera de retracer en détails les péripéties qui y conduisirent et, pour ce, de remonter quelque peu en arrière.

 

C'est en effet dès février 1936 que Charles Lesne, l'introducteur d'Hergé chez Casterman, écrit au dessinateur: «En ce qui concerne l'intérieur des albums, il faut de toute nécessité - pour la France - entrer dans une voie nouvelle: celle de la couleur. »

A cette sollicitation, Hergé répond en proposant d'encarter quelques hors-textes coloriés dans les albums noir et blanc. Ce qui est fait aussitôt pour la première édition du Lotus bleu et, dès novembre de la même année, pour les réimpressions de Tintin en Amérique et des Cigares du Pharaon.

 

Les choses en restent là jusqu'à la guerre, période durant laquelle l'augmentation du prix du papier de plus de 50 %, les difficultés dues au contingentement et l'acquisition par Casterman d'une nouvelle machine offset amènent les éditeurs à faire à Hergé des propositions précises.

 

Rendant visite au dessinateur en février 1941, Monsieur Louis Casterman lui avait demandé « d'envisager la possibilité de réduire sensiblement le nombre de pages des futurs Tintin de façon qu'ils puissent être imprimés en couleurs par le procédé offset ».

 

«Il est certain, répond Hergé le 31 mars, que les avantages qui en résulteraient ne sont pas à négliger, surtout en ce qui concerne le marché français. Mais je crains fort, en travaillant de cette façon, d'en arriver à composer des historiettes — et non plus des histoires — que les enfants suivraient peut-être avec autant d'intérêt dans le journal mais qui ne présenteraient plus pour eux, une fois réunies en album et malgré la couleur, le même attrait que les albums actuels. Ce projet présente en outre, pour moi personnellement, une autre difficulté: celle de devoir chaque fois trouver un nouveau sujet qui soit original. Sinon, on risque de tomber dans le défaut que présentent tant de brochures illustrées où la trame est réduite à rien.

En résumé, conclut le dessinateur, je crains surtout de faire du travail de moins bonne qualité. »

Tout en comprenant les scrupules d'Hergé, l'éditeur n'en continue pas moins de chercher une solution, persuadé que c'est seulement avec l'appoint de la couleur que Tintin peut être appelé à un véritable avenir commercial.

 

Le rendez-vous décisif a lieu dans les premiers jours de février 1942. Hergé accepte de mettre en couleurs ses histoires et de les glisser désormais dans le cadre strict des 62 pages (alors que les albums noir et blanc avaient des longueurs allant de 100 à 130 planches). Pour pouvoir entrer dans ce nouveau moule, les albums d'avant-guerre vont donc devoir se trouver remaniés, le récit se déroulant maintenant sur quatre strips et non plus seulement sur trois afin de conserver la même densité narrative.

 

Un important travail de refonte et de mise en couleurs, impossible à réaliser seul, devient donc nécessaire. Hergé annonce à l'éditeur son intention d'organiser «une sorte d'atelier, spécialisé dans ce  genre de travail».  C'est le germe des futurs Studios Hergé.

 

Ce travail de mise au format et de coloriage sera bien plus qu'une simple tâche technique. Revenant sur ses anciens albums, Hergé en profite pour corriger les maladresses de dessin et les erreurs de découpage. Il réécrit ses textes pour les rendre plus drôles et met au point un lettrage lisible. On peut dire sans crainte d'exagérer que c'est à cette époque que se met en place le véritable style Hergé, ce style fondé sur l'efficacité narrative et la simplicité graphique qui, beaucoup plus tard, sera baptisé «ligne claire».

 

Malgré l'ampleur de la tâche, les choses iront bon train, puisque, dès la fin de l'année 42, L'Étoile mystérieuse peut paraître sous cette forme et que L'Ile noire, L'Oreille cassée et Le Crabe aux pinces d'or sont presque terminés.

 

Est-il utile de le préciser: les intuitions de Louis Casterman et de Charles Lesne étaient parfaitement justes. Les nouveaux albums en couleurs connurent d'emblée un énorme succès... qui n'allait plus se démentir jusqu'à ce jour.

 

Une incursion dans le fantastique

 

Ces transformations techniques mises à part, L'Étoile mystérieuse se caractérise surtout par son atmosphère étrange, fortement teintée d'onirisme. Pour la première fois, Hergé traite explicitement un thème en bonne partie fantastique.

 

L'époque n'y est certainement pas pour rien. Ne pouvant choisir ses sujets dans l'actualité sans tomber sous les coups de la censure, Hergé était à la recherche de thèmes aussi éloignés que possible de la situation contemporaine. Et quoi de plus apolitique, apparemment, que la recherche d'un aérolithe!

 

A y mieux regarder pourtant, il n'est pas si sûr que ce récit d'allure fantastique soit aussi détaché de la réalité de 1942 qu'on aurait pu le croire. « La fin du monde » évoquée dans les premières pages est une assez claire métaphore de la situation de l'Europe en cette année difficile entre toutes. Quant à ces champignons explosifs qui se manifestent sur l'île, est-il exagéré d'y voir une représentation figurée des recherches d'alors sur la bombe atomique?

 

D'un autre point de vue également, L'Étoile mystérieuse semble porter l'empreinte de l'époque durant laquelle elle a été conçue. Comme l'explique en effet l'historien Pascal Ory, «le drapeau ennemi brandi à plusieurs reprises par l'équipage du Peary, aujourd'hui bannière de fantaisie, n'était ni plus ni moins, en 1942, que le drapeau américain...

 

 

Lors de la réédition de l'Etoile mystérieuse, en 1954, ce drapeau américain se trouva remplacé par celui, plus discret, de l'État fictif du Sao Rico.

 

 

Par la suite, la signification, aujourd'hui anodine, de l'expédition organisée avec l'aide de Tintin et d'Haddock par le «Fonds européen de recherches scientifiques » devient quelque peu ambiguë, surtout si l'on examine avec mauvais esprit la composition nationale, curieusement explicitée sur toute une demi-page, de l'équipage scientifique: un Suisse et un Suédois, sans doute, mais accompagnés d'un Portugais, d'un Espagnol et d'un Allemand, «Herr Doktor Otto Schulze, de l'Université d'Iéna». Qu'Hergé le veuille ou non, ce thème d'une Europe soigneusement triée, repris fréquemment par la presse collaborationniste, a, en 1942, un sens politique très précis. » (Pascal Ory, «Tintin au pays de l'ordre noir», Magazine de l'histoire, n° 18, décembre 1979).

 

A la décharge d'Hergé, il faut tout de même noter que deux des Aventures de Tintin avaient été victimes de la censure à cette époque : L'Ile noire s'était vu refuser une autorisation de réimpression et Tintin en Amérique avait dû attendre fort longtemps la sienne.

 

Dans son double album suivant, Le Secret de la Licorne et Le Trésor de Rackham le Rouge, l'auteur s'emploiera du reste à trouver une histoire réellement apolitique, qui lui permette d'éviter d'un bout à l'autre tous les problèmes de cet ordre.

 

La maison d'Hergé de l'avenue Delleur. C'est ici que venait travailler E.-P. Jao

 

 

La planche 25 de l'album telle qu'elle fut publiée dans la première version en couleurs. Peu satisfait de ce coloriage, Hergé le fit refaire quelques années plus tard.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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