Le Secret de la Licorne & Le Trésor de Rackham le Rouge
Quintessence du récit d'évasion, ce double album traite du thème le plus romanesque qui soit : celui de la chasse au trésor. Du château de Moulinsart au professeur Tournesol, les acquis sont quasiment innombrables. L'univers d'Hergé est désormais bien en place.
Un roman en bande dessinée
Dans la série des « Aventures de Tintin », dont il occupent le milieu presque exact, Le Secret de la Licorne et Le Trésor de Rackham le Rouge semblent avoir une position à bien des points de vue cruciale. En lisant ces deux albums, on dirait parfois qu'Hergé, à l'époque où ils les dessinait, venait tout juste de se rendre compte de l'importance décisive de la série et qu'il tenait à mettre en place de manière définitive tous les traits caractéristiques de la geste tintinesque, précisant d'un trait ferme ce qui jusqu'alors n'apparaissait qu'en pointillé et remplissant avec fougue les espaces encore inoccupés.
L'Étoile mystérieuse avait coïncidé, on l'a vu, avec le passage à la couleur et aux 62 pages. Juste après avoir été confronté à cette limitation de longueur qui l'amène à rendre ses récits encore plus denses, Hergé semble saisi du désir de s'attaquer à de plus vastes fresques. Comme si, se sentant désormais en pleine possession de son talent, il souhaitait raconter des histoires de plus large dimension et traiter de thèmes qui excèdent ce que l'on attendait à l'époque d'une bande dessinée. Une solution s'offre tout naturellement à lui: raconter des histoires qui courent sur deux albums et non plus sur un seul. Les années quarante et le début des années cinquante seront presque entièrement occupées par la réalisation de trois histoires doubles:
Le Secret de la Licorne, Le Trésor de Rackham le Rouge; Les 7 boules de cristal; Le Temple du Soleil; Objectif Lune et On a marché sur la lune (Au pays de l'or noir, qui parut pour la première fois en album en 1949, n'étant pour sa part que la version transformée d'un album commencé en 1939 et interrompu en 1940).
Cette longueur exceptionnelle va permettre à Hergé de donner libre cours à son talent de conteur. Maîtrisant parfaitement les techniques narratives, il réussit maintenant à mener parallèlement plusieurs histoires sans que la lisibilité de l'aventure soit jamais mise en péril. A l'art de l'unité acquis depuis L'Oreille cassée s'ajoute dès ce moment un sens aigu des digressions et de la fantaisie, l'auteur contrôlant si bien le fil général de son intrigue qu'il peut sans crainte s'en écarter. De plus en plus construits, ses récits seront aussi de plus en plus libres.
Hergé semble du reste avoir eu conscience du tournant que cette histoire représentait de ce point de vue. Comme son correspondant Charles Lesne le félicite de la qualité du Trésor de Rackham le Rouge «plein d'imprévus, de rebondissements, d'idées neuves, de gags extrêmement plaisants», le dessinateur lui répond: «Ce que tu me dis du Trésor de Rackham le Rouge m'a fait grand plaisir : je crois en effet avoir assez bien tiré parti d'une intrigue excessivement mince, somme toute (Lettre à Charles Lesne du 6 septembre 1943). » Venant d'un épistolier aussi modeste qu'Hergé, une telle remarque est loin d'être insignifiante.
Et de fait l'on n'en finirait pas d'inventorier les trouvailles que recèlent ces cent vingt-quatre planches, depuis l'extraordinaire récit fait par Haddock des aventures de son ancêtre jusqu'à l'exceptionnelle finesse d'une chute qui, au terme d'un long voyage, ramène au point de départ, dans les caves de Moulinsart. A chaque instant, Hergé réussit à nous surprendre, renouvelant par mille détails un thème que les lecteurs de romans d'aventures s'imaginaient connaître par cœur.
Trois des strips de la double histoire tels qu'ils furent publiés dans Le Soir. Dans le second, Tintin et le capitaine annoncent la parution du récit qui assura l'intermède entre les deux parties de l'aventure: Juck & Jimbo apprennent l'histoire.
Les mystères de la marine
Achevant L'Étoile mystérieuse, Hergé s'était reproché de ne pas avoir utilisé de maquette pour dessiner 1' « Aurore ». «Ce bateau ne pourrait pas tenir la mer», confia-t-il beaucoup plus tard à Numa Sadoul (Numa Sadoul, Entretiens avec Herge. Ed. Casterman 1983, p. 103).
Pour Le Secret de la Licorne, où l'élément marin allait jouer un rôle de premier plan, il entreprit donc de se documenter sérieusement et fit de longues recherches au musée de la Marine à Paris. La Licorne ne reproduit aucun vaisseau précis mais elle constitue une synthèse parfaitement plausible de différents bâtiments que le dessinateur avait pu observer, la décoration étant plus particulièrement inspirée par celle du ((Brillant», un bateau construit au Havre en 1690 par le maître-charpentier Salicon.
Le navire qu'Hergé nous présente est d'une fidélité si remarquable aux caractéristiques de la marine française à l'époque de Louis XIV qu'il est même possible d'évaluer précisément son importance. Les vaisseaux étaient alors classés en cinq rangs, définis par leur puissance de tir. Une observation minutieuse des dessins de l'album, permet de dénombrer cinquante canons sur le navire commandé par le Chevalier François de Hadoque. Il se serait donc agi, d'après les normes de l'époque, d'un vaisseau de troisième rang.
Chacun des canons que comportait un tel navire avait un poids d'environ trois tonnes. Une dizaine d'hommes était nécessaire pour le manœuvrer. On conçoit donc que l'équipage d'un bateau comme celui-là ne pouvait être réduit: deux cents hommes au moins avaient fonction de canonniers, l'ensemble de l'équipage atteignant en temps de guerre près de 350 hommes (J'emprunte ces divers renseignements à Monsieur Jean-Claude Lemineur, auteur d'un remarquable modèle réduit de la Licorne.).
Maquette du vaisseau danois Enhjornigen (c'est-à-dire «La Licorne») que l'éditeur Carlsen offrit à Hergé au cours d'un voyage à Copenhague. Lorsqu'il dessinait son histoire, Hergé n'avait jamais soupçonné qu'un vaisseau portant ce nom eût réellement existé!
Plan du vaisseau La Licorne établi peu après la guerre par le fabricant de jouets et de maquettes G. Liger-Belair.
Le souci de précision d'Hergé ne s'arrêta pas aux vaisseaux historiques. Le même soin fut appliqué au navire qui emporte Tintin et le capitaine à la recherche du trésor.
« La maquette du Sirius a été exécutée d'après les plans d'un excellent chalutier ostendais baptisé John, le 0.33, un merveilleux petit bateau qui navigue peut-être encore aujourd'hui, expliquait Hergé. Pour fabriquer cette maquette, je suis allé demander tous les renseignements aux constructeurs du bateau et j'ai eu en mains tous les plans nécessaires : il est beaucoup plus facile de dessiner en partant d'un bon modèle (Numa Sadoul, op cit., p. 105). »
Plan du chalutier qui servit de modèle au Sirius.
Un croquis préparatoire et la maquette du Sirius qui fut réalisée au moment où Hergé préparait son album.
On ne va pas tarder à le voir : d'innombrables correspondances entre les deux albums d'Hergé et la réalité ont tissé une toile presque labyrinthique. Et ainsi, à propos de cet ancêtre fictif attribué au capitaine, il est amusant de noter que, tout à fait à l'insu d'Hergé, plusieurs marins réels, répondant au nom de Haddock, ont effectivement existé. Voici les trois cas qui, à ce jour, ont été relevés.
Le premier a pour cadre la ville anglaise de Leigh-on-Sea. En un seul siècle, une famille y donna naissance à sept capitaines au long cours et à deux amiraux. L'un d'eux, Richard Haddock, contemporain presque exact du Chevalier François de Hadoque, s'illustra durant la bataille de Sole Bay. Son bateau ayant pris feu et tous ses efforts pour le sauver étant demeurés vains, ce marin héroïque se précipita dans les flots. Heureusement pour lui, il eut la chance d'être sauvé et fut présenté au roi Charles II. Ce dernier, pour le réconforter, n'hésita pas à poser sur la tête de l'infortuné sa propre coiffe de satin.
En 1961, un autre capitaine Haddock fut signalé à Hergé par le tintinologue Henri Plard. Quoique moins édifiante que celle du précédent, sa carrière n'est pas sans évoquer certains aspects du personnage que nous connaissons. C'est en effet par son jugement par le tribunal de l'Amirauté, en 1674, qu'est connu le navigateur: ayant perdu son escadre, il avait fait une escale de quelques jours à Malaga, y embarquant des marchandises qu'il revendit en Angleterre (l'histoire ne précise pas s'il s'agissait d'alcool). La condamnation fut modérée, Haddock étant surtout invité à rembourser les bénéfices réalisés sur cette opération peu guerrière (Ces deux anecdotes sont rapportées en détail).
Le 22 juillet 1963 enfin, le quotidien montréalais La Presse relata une collision en mer survenue entre deux bateaux: le Roonagh Head et le Tritonica. Le commandant du premier de ces vaisseaux n'était autre que le capitaine W. A. Haddock ! Commodore de la compagnie «Head Line», ce navigateur malchanceux était également titulaire de l'Ordre de l'Empire britannique pour s'être distingué au cours de la Seconde Guerre mondiale par de nombreuses missions dans les services secrets alliés...
Si, dans le cas des «ancêtres» de Haddock, c'est la réalité qui a fini par rejoindre la fiction et, pour ainsi dire, par se modeler sur elle, il est d'autres cas où Hergé s'est volontairement inspiré d'événements ou de personnages réels.
C'est ainsi que le forban Rackham le Rouge, aussi romanesque qu'il puisse paraître, est inspiré d'un pirate tout ce qu'il y a de plus réel. De même qu'il s'était servi d'Al Capone en personne dans Tintin en Amérique ou qu'il avait campé dans L'Oreille cassée un Bazil Bazaroff ressemblant comme deux gouttes d'eau au très authentique marchand de canons Bazil Zaharoff, Hergé s'amusa ici à faire entrer le pirate Jean Rackam presque entier dans son histoire.
Celui-ci commença sa carrière par un haut fait assez digne de son homologue fictionnel. Vers 1718 (soit un peu après l'époque où Hergé situe son histoire), ce Jean Rackam était quartier-maître sur le vaisseau que dirigeait le célèbre pirate Charles Vane. Or un jour, sur le bateau de Charles Vane, on aperçut un bâtiment français dont d'abord on pensa ne faire qu'une bouchée. Bientôt pourtant, se rendant compte de la puissance du navire, Charles Vane soutint qu'il valait mieux battre en retraite. Rackam, au contraire, affirmait qu'un tel repli serait lamentable et que l'abordage leur rapporterait gros.
L'équipage balançait entre les deux opinions. Quinze ou seize hommes partageaient le point de vue de Charles Vane; tous les autres auraient préféré tenter l'aventure avec Rackam. Mais les lois de la flibuste étaient strictes : en présence de l'ennemi, le pouvoir du capitaine était absolu. Le bateau pirate se lança donc dans une fuite éperdue.
Le lendemain, l'équipage laissa libre cours à son amertume. Accusé de poltronnerie, Charles Vane fut dépouillé de son commandement et abandonné dans une chaloupe avec ceux des matelots qui, la veille, avaient partagé son opinion. Quant au bateau, il continua sa route vers les Caraïbes sous la direction d'un Jean Rackam devenu capitaine.
Pendant deux ans, le pirate devait voguer de manière triomphante, semant la terreur dans les mers de la région.
C'est le 1er novembre 1720, vers dix heures du soir, que le flibustier devait rencontrer son destin. Surpris par un autre navire, Jean Rackam avait entrepris de l'attaquer. Cette fois pourtant, il avait préjugé de ses forces. Sa défaite fut étrangement prompte et tourna bientôt au désastre pur et simple. Arrêté et jugé, le malheureux Jean Rackam fut finalement pendu...
Entrée en scène de Tournesol
Malgré la qualité narrative du Trésor de Rackham le Rouge, ce qui marque avant tout cet album, aux yeux de bien des amateurs hergéens, c'est l'apparition du personnage de Tryphon Tournesol.
Comme le capitaine Haddock, il semble pourtant que le professeur ait eu quelques difficultés à s'introduire dans la série, c'est-à-dire en l'occurrence sur le bateau emmenant les héros à la recherche du trésor. IL lui aura fallu user de stratagèmes hors du commun, et faire preuve d'une ténacité proprement stupéfiante, pour finalement se faire accepter par les « anciens ».
De même que la plupart des éléments qui trouvent leur place dans les Aventures de Tintin, le professeur a lui aussi son modèle. Et en fait, même le prénom du personnage fut repris par Hergé à quelqu'un qu'il connaissait.
«Le prénom de Tryphon Tournesol, je l'ai emprunté à un menuisier des environs de Boitsfort, où j'habitais alors, et qui se nommait Tryphon Bec-kaert: ce "Tryphon" m'avait paru merveilleux! Et j'ai voulu assortir le nom de famille à ce prénom si délicat, si désuet. "Tournesol" m'est venu je ne sais plus comment... Mais physiquement, Tournesol et son sous-marin, c'est aussi, c'était surtout le professeur Auguste Piccard et son "bathyscaphe". Mais un Piccard en réduction, car le vrai était très grand. Je le croisais parfois dans la rue, et il m'apparaissait comme la réincarnation même du "savant'".
J'ai fait de Tournesol un mini-Piccard, sans quoi j'aurais dû agrandir les cases des dessins!... »
Le personnage connaîtra une évolution prodigieuse: bricoleur farfelu et ridicule à l'origine, il se révélera bientôt un scientifique de premier plan, aux connaissances absolument encyclopédiques. Ses inventions constitueront souvent le point de départ d'un récit.
Avec l'arrivée de Tournesol, le noyau central est définitivement constitué. Le seul nouveau venu de quelque importance ce sera Séraphin Lampion, mais il restera toujours un simple comparse, ne parvenant jamais, malgré ses nombreux efforts, à s'intégrer à la vie des héros.
Ainsi, parvenu à ce moment central de son œuvre, Hergé a donné son visage définitif à cette famille de papier que constitue le groupe de ses personnages principaux. Étrange famille d'ailleurs: autour d'un personnage neutre et vide — Tintin — sont venus progressivement se disposer des personnages secondaires hauts en couleurs et fortement typés, tant physiquement que moralement. Ce sont eux désormais qui, de plus en plus, occupent le devant de la scène.
Un document extrait des archives des Studios Hergé. Ce sous-marin allemand a probablement inspiré celui de Tournesol.
En comparant ce dessin humoristique allemand et la case du Trésor de Rackham le Rouge, présentée au-dessus, on s'amusera surtout à observer les modifications apportées par Hergé à ce décor pour en faire une sorte de « Musée imaginaire de Tintin» avant la lettre.
Histoire d'un château: Moulinsart
A cette famille nouvellement constituée, un site d'accueil digne de ce nom est nécessaire. Ce récit d'une chasse au trésor est aussi l'histoire d'un déménagement, les trois héros quittant leurs petits appartements pour le cadre grandiose du château de Moulinsart (Même si Tintin attend Objectif Lune pour y déposer ses valises, on peut considérer que dès la fin du Trésor, il fait virtuellement partie de Moulinsart.).
Cette mutation est plus fondamentale qu'il n'y paraît. Elle marque en effet un début de sédentarisation des personnages et, pour Haddock, un abandon définitif de la navigation. Entre les aventures, les héros disposeront maintenant d'un port d'attache.
Moulinsart fut inspiré à Hergé par l'un des châteaux de la Loire: Cheverny. Mais c'est d'un Cheverny amputé de ses deux ailes que l'auteur dota ses personnages, sans doute pour rendre cette habitation moins prétentieuse et de dimensions plus contemporaines. Le nom du château est l'inversion de celui d'un village belge : Sarmoulin.
Le modèle de Moulinsart: le château de Cheverny. Sur le document original, on peut même apercevoir, vaguement esquissées, les silhouettes d'Haddock et de Tintin.
Au château de Moulinsart se rattachent également de nombreuses anecdotes. C'est ainsi qu'un acte de vente fictif a été établi par un notaire bruxellois voici quelques années; tout paraît en ordre: le château a bel et bien été acheté par le capitaine à l'aide des fonds aimablement fournis par Tournesol. C'est ainsi également qu'une réplique de Moulinsart a été construire dans les environs de Bruxelles: quel plus bel hommage peut-on rendre à un créateur que d'habiter la même demeure que ses héros?
Une maison des environs de Bruxelles visiblement inspirée par les dessins d'Hergé. Détail piquant: au moment où la photo fut prise, ce château était effectivement à vendre!