Tintin au pays de l'or noir
Lettre publiée dans un des derniers numéros du Petit Vingtième pour justifier l'interruption momentanée de l'histoire.
La version «Petit Vingtième»
Le premier état de ce récit commença à paraître dans Le Petit Vingtième le 25 septembre 1939, prenant le relais du Sceptre d'Ottokar qui s'était achevé sept semaines plus tôt.
Un événement fondamental était survenu dans l'intervalle. La guerre, à laquelle les tribulations syldaves du héros n'avaient cessé de faire allusion, venait de devenir réalité. Certes, la Belgique maintenait une attitude neutraliste, mais le conflit qui s'était déclaré la concernait malgré tout de très près. Hergé lui-même se trouvant mobilisé, l'histoire connut plusieurs interruptions.
Quant au récit, il entretient des rapports directs avec le conflit, traitant de l'actualité comme jamais auparavant. Dans leur excellent livre Le Colloque de Moulinsart, Henry Van Lierde et Gustave du Fontbaré expliquent parfaitement les paradoxes auxquels cette situation exposait le conteur:
«La trame de L'Or noir s'est construite sur la menace d'une guerre. Jamais autant qu'alors Hergé n'a réussi à inscrire la réalité ambiante et européenne dans la fiction des Aventures de Tintin. Jamais aussi il n'a fait courir par cela même autant de risques à sa fiction. En d'autres mots, si la guerre éclate réellement, comment voulez-vous que Tintin reste crédible et son action vraisemblable quand il met tout en œuvre pour éviter la guerre? Or la guerre a éclaté et le sujet même de L'Or noir a, dès ce moment, perdu toute sa vigueur et tout son sens (Le Colloque de Moulinsart, Ed. Rossel/ Futuropolis, 1983, p. 72.). »
Cette guerre qui constitue le centre de l'intrigue sera responsable de son interruption. Le 8 mai 1940, veille de l'entrée en Belgique des troupes allemandes, disparaît Le Petit Vingtième. Abandonné au bas de la page 56 (correspondant à la vingt-sixième planche de l'actuelle édition en album), aux prises avec un docteur Mùller plus énergique que jamais, Tintin devra attendre bien des années avant de se sortir de ce mauvais pas, puisque c'est à une nouvelle histoire, Le Crabe aux pinces d'or, qu'Hergé s'attaquera quelques mois plus tard dans Le Soir.
Voici pour la première fois depuis 1940, les 56 planches de cette version initiale: elles présentent notamment l'intérêt, pour la plus grande partie d'entre elles, d'être parues en bichromie et donc de constituer un état intermédiaire entre le noir et blanc des années trente et la quadrichromie qui s'imposera dès 1942.
La version de 1949
Huit ans après cette interruption, l'histoire peut enfin reprendre. Le 16 septembre 1948, ayant achevé Le Temple du Soleil, Hergé revient sur les planches d'Au pays de l'or noir et se décide à leur donner une suite.
L'affaire était moins simple qu'il n'y pouvait paraître. Pas question en effet de reprendre telles quelles les planches déjà réalisées. Les années de guerre ayant été pour Hergé l'occasion d'un approfondissement de son propre univers, Haddock, Tournesol et Moulinsart avaient fait leur entrée dans la série. H paraissait indispensable de leur trouver une place dans cette histoire qui n'avait pas été conçue pour eux.
L'habileté d'Hergé sera justement de nous faire admettre leur absence. D'où la mobilisation fulgurante d'Haddock à la page 3 de l'aventure et son étrange retour au milieu de la page 54. D'où aussi les multiples contretemps qui empêchent le capitaine d'expliquer les circonstances de son arrivée, lui permettant seulement de dire que «c'est à la fois très simple et très compliqué». Ce qu'Haddock devrait raconter, si la dernière plaisanterie d'Abdallah ne venait fort heureusement l'en dispenser, c'est qu'en 1940 il n'existait proprement pas et que c'est donc de nulle part qu'il surgit dans ce récit.
Après avoir réussi un pareil tour de passe-passe et avoir créé cet inénarrable duo que forment l'émir Ben Kalish Ezab et son fils bien-aimé, Hergé pouvait s'estimer quitte de cet album. Une fois encore, les circonstances allaient en décider autrement...
La version de 1969
Vingt ans après la première parution en volume de cette histoire, l'éditeur anglais d'Hergé, Methuen, qui avait déjà fait redessiner L'île noire, se décidait à traduire Au pays de l'or noir. Une nouvelle fois, il demandait à l'auteur de modifier sérieusement son histoire.
«L'album ne pouvait paraître en Grande-Bretagne dans sa version originale, expliqua Hergé à Numa Sadoul; il y était question de la lutte des organisations juives (groupe Stern, Hagannah, Irgoun) contre l'occupant britannique avant l'indépendance d'Israël. Pour le lecteur belge ou français de l'époque, même s'il était trop jeune pour s'intéresser aux événements de Palestine, ces faits étaient à l'ordre du jour: on en parlait autour de lui. Pour le jeune lecteur anglais d'aujourd'hui, qui en est à découvrir Tintin, en revanche, les allusions de L'Or noir auraient été court-circuitées et ont donc disparu dans la version nouvelle: la lutte se circonscrit entre l'émir Ben Kalish Ezab et son rival qui tente de prendre son émirat, de devenir « calife à la place du calife (Entretiens avec Hergé. Casterman, 1983, pp.106-107.)!»
Quoique imposées par des circonstances extérieures, ces modifications furent loin de déplaire à Hergé. Elles s'inscrivaient en effet parfaitement dans le cadre d'élimination de l'actualité qui caractérise les Aventures de Tintin dessinées après la guerre.
« Je crois sincèrement que l'album y a gagné en clarté, notamment parce que c'est plus intemporel, insistait l'auteur. H peut toujours y avoir une rivalité entre deux émirs, alors que dans la première version l'occupation britannique en Palestine était trop située dans le temps. Ce n'est donc pas pour éviter la politique, c'est pour qu'on comprenne mieux: encore une fois le souci de lisibilité (P. Hamel et B. Peeters, «Entretien avec Hergé» in Minuit 25, p. 7). »
Cette simplification intellectuelle fut aussi l'occasion d'un léger rafraîchissement de la bande. Les décors se trouvèrent complétés, les uniformes modernisés et Bob De Moor se rendit à Anvers pour y observer à loisir un pétrolier des années quarante qui allait servir de modèle au Speedol Star: le bateau dessiné en 1939 et repris dans la seconde version était manifestement peu crédible, Hergé n'ayant guère eu, à l'époque, le loisir de se documenter.
Crayonné préparatoire pour la lettre adressée à l'émir Ben Kalish Ezab. Pour être sûr de ne pas commettre d'erreur, Hergé fit écrire le texte arabe par un jeune étudiant.
Qui ne reconnaîtrait le sheik Bab El Ehr et le jeune Abdallah parmi ces figures irakiennes?
Retrouvée dans les archives du Studio Hergé, une des pages de notes d'Hergé au moment de l'ultime refonte de L'Or noir.