Le Sceptre d'Ottokar

 

Dernière aventure solitaire de Tintin, Le Sceptre d'Ottokar, directement inspiré par l'actualité de 1938, est le récit d'un Anschluss manqué. Syldavie et Bordurie font leur entrée dans la série, ainsi que le personnage de Bianca Castafiore.

 

Sous le signe de l'actualité

 

L'Île noire avait un caractère purement policier. Il en va tout autrement de l'histoire qui lui succède, Le Sceptre d'Ottokar. Ce récit, qui commence à paraître dans Le Petit Vingtième le 4 août 1938, voit Tintin jouer un rôle politique plus important encore que dans Le Lotus bleu puisqu'il sauve ici un pays tout entier.

 

Il est vrai que l'époque appelait les sujets de cet ordre. Innombrables étaient les signes avant-coureurs du second conflit mondial. Hergé y puisa tout naturellement le point de départ de sa fiction.

 

Quelques mois à peine avant qu'il n'entame la réalisation de cette histoire, l'affaire de Y Anschluss avait vivement ému l'opinion européenne. Incapable de résister aux pressions hitlériennes, le chancelier Schuschnigg avait été contraint de démissionner. Dans la nuit du 11 au 12 mars, les troupes allemandes avaient envahi l'Autriche et été acclamées par les forces nazies du pays. Le 13, Hitler avait proclamé l'annexion du pays: l'Autriche n'était plus qu'une nouvelle province du IIIe Reich.

 

D'autres événements du même ordre, notamment ceux qui virent le roi d'Albanie Zog Ier confronté à Mussolini, inspirèrent également Hergé. Le thème principal du Sceptre d'Ottokar sera donc la description d'un Anschluss raté, un Anschluss par lequel la très totalitaire Bordurie tente d'annexer la paisible monarchie syldave avec l'aide d'un certain Mùsstler dont le nom constitue une synthèse transparente de Mussolini et d'Hiûier et dont les méthodes évoquent sans conteste possible celles du chancelier du IHe Reich.

 

On le voit, Hergé qui fut souvent soupçonné d'avoir entretenu des sympathies d'extrême-droite au cours des années trente marquait nettement avec ce récit la distance qui le séparait du fascisme qui s'apprêtait alors à dominer l'Europe.

 

Une transposition réussie

 

L'aspect le plus remarquable de cette histoire réside pourtant moins dans le thème lui-même que dans la façon tout à fait originale qu'a Hergé de le traiter. Loin de relater les événements de manière journalistique, il réussit en effet à s'affranchir des limites narratives qu'un réalisme trop strict lui aurait sans doute imposées. Il ne transcrit pas les événements, il les transpose en n'en conservant que la substance.

 

Hergé use ici du stratagème des pays imaginaires de façon plus efficace encore que dans L'Oreille cassée, Syldavie et Bordurie lui permettant de condenser et de simplifier l'essentiel des problèmes qui déchirent alors le continent européen.

 

Quoique les noms de ces deux pays n'évoquent pour nous aujourd'hui que les Aventures de Tintin, il est amusant de noter que la Syldavie et la Bordurie n'ont pas été purement et simplement inventées par Hergé, mais qu'il a trouvé ces noms dans un ouvrage publié en 1937 par un certain Richardson et intitulé eneralized Foreign Policy. Dans ce volume, Richardson étudiait systématiquement le problème de la course aux armements et c'est pour rendre sa démonstration plus claire qu'il créa la Syldavie et la Bordurie.

 

Dans l'ouvrage de Richardson, ces deux contrées ne sont, en fait, que de pures abstractions, sans configuration géographique, sans histoire et sans idéologie nettement définie. Il ne s'agissait pour l'auteur que de poser les bases d'un raisonnement théorique.

Il en va bien sûr tout autrement en ce qui concerne Hergé. Ce qui l'intéresse, c'est de mettre au point un contexte qui corresponde parfaitement aux besoins de la narration et qui soit en même temps susceptible d'offrir au lecteur un cadre exotique à souhait.

 

«Il campe donc un petit royaume d'opérette, ayant conservé intactes des traditions millénaires. Ainsi que l'explique judicieusement Jean-Marie Apostolidès, «la Syldavie se présente comme une enclave médiévale au milieu de la modernité. C'est un pays protégé, géographiquement d'abord, car il est entouré de montagnes, dont le massif des Zmyhlpathes. Peu peuplé (642 000 habitants dont 122 000 pour la seule capitale Klow), il a su échapper à l'industrialisation. Des villages comme Zlip ne possèdent pas de routes goudronnées et n'ont sans doute pas l'électricité partout. Les paysans ont gardé leurs costumes d'antan sans tomber dans la tendance folklorique; ils vivent au rythme de leurs bœufs, paisiblement. En ville même, les signes de la modernité s'intègrent au cadre traditionnel; ils n'annoncent pas de rupture, ils s'ajoutent à ce qui est déjà là. (...) Si Klow est une capitale moderne, la tradition y conserve ses droits, et Tintin demande son chemin à un porteur d'eau ambulant dont le costume et les outils trouveraient aujourd'hui leur place dans un musée ethnographique. La Syldavie n'a pas rompu ses liens avec le passé, c'est un pays enraciné. » (J.-M. Apostolidès, Les Métamorphoses de Tintin, Seghers 1984, p. 106)

 

L'un des problèmes d'Hergé était de faire exister ce pays dans l'esprit de ses lecteurs sans verser dans le didactisme. La solution qu'il lui apporte est remarquablement habile: elle consiste à insérer au cœur de l'album un prospectus touristique consacré à la Syldavie, prospectus que nous découvrons en même temps que Tintin. Les informations contenues dans la brochure font de nous, en quelques minutes, des familiers de ce pays et de ses traditions et nous permettent d'apprécier pleinement les dramatiques événements qui vont y survenir. Là où tant d'autres auteurs auraient alourdi les dialogues par d'interminables tirades explicatives, Hergé réussit une fois de plus à trouver un subterfuge original et astucieux.

 

Les jumeaux et la cantatrice

 

Par-delà cet aspect politique, deux éléments marquent fortement Le Sceptre d'Ottokar.

 

Le premier est le thème de la gémellité, latent dans plusieurs des Aventures précédentes et qui se trouve ici traité de façon explicite. Avec Nestor et Alfred Halambique, Hergé nous offre une nouvelle variation sur le thème des deux frères, déjà abordé dans L'Oreille cassée avec les frères Balthazar et que l'on retrouvera bientôt dans Le Secret de la Licorne avec les redoutables frères Loiseau. Ici, les deux frères ne se ressemblent que pour mieux se dissembler, le premier, Nestor, étant une sorte de Dr Jekyll dont Alfred constituerait le Mr Hyde, la face sombre et maléfique. Ils sont jumeaux comme le sont Syldavie et Bordurie: pour mieux lutter l'un contre l'autre.

 

Le Sceptre voit aussi l'apparition d'une figure encore plus marquante mais dont Hergé était alors loin d'imaginer l'importance qu'elle prendrait dans la série: Bianca Castafiore. Le moins que l'on puisse dire est que la cantatrice n'éveille pas l'enthousiasme de Tintin lors de leur première rencontre. Plutôt que de l'entendre chanter un second air, il quitte la voiture sous le premier prétexte venu, préférant affronter les dangers les plus graves que de rester un instant de plus en compagnie de la diva.

 

L'un des nombreux documents ayant inspiré Hergé pour la bataille de Zilerehoum.

 

 

 

Deux hors-texte couleurs pour Le Sceptre d'Ottokar.

 

 

Lorsqu'il dessinait Le Sceptre d'Ottokar, Hergé n'imaginait pas que, près de quarante ans plus tard, on retrouverait les attributs royaux d'un souverain de Bohème nommé Otakar II (1230-1278). C'est pourtant ce qui s'est produit puisqu'en décembre 1976 des travaux de restauration entrepris dans la cathédrale Saint-Guy à Prague ont permis la mise à jour du tombeau de ce monarque. Le Sceptre d'Otakar se trouvait parmi ces attributs!

 

 

Deux documents sur l'Albanie extraits des dossiers de documentation d'Hergé. Le costume du porteur d'eau a été scrupuleusement repris dans l'album.

 

  

Couverture de la seconde édition du Sceptre d'Ottokar;

 

 

 

A une lettre près, toutes les caractéristiques de cet avion de 1936 ont été respectées dans Le Sceptre d'Ottokar

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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