Du 22 mai 1907 à la création de Totor
Après une enfance un peu grise, Hergé découvre le scoutisme. C'est pour la revue Le Boy-Scout belge qu'à l'âge de 19 ans il crée son premier personnage: Totor.
Il est des artistes dont la carrière paraît d'emblée toute tracée. Dès leur plus jeune âge, ils baignent dans un milieu où tout va les pousser à développer leurs dons, où dès les premiers tâtonnements ils se trouveront encouragés.
Tel ne fut pas le cas d'Hergé.
Rien ne semblait prédisposer le jeune Georges Rémi à devenir un jour le principal inventeur d'une nouvelle forme artistique et l'auteur d'une des plus grandes œuvres de ce siècle.
Le chemin qui le mènera à cette éblouissante réussite est à la fois linéaire et surprenant. Un regard superficiel pourrait conduire à croire qu'Hergé n'a fait que se laisser porter par le hasard des rencontres et des circonstances.
Dès que l'on y regarde de plus près pourtant, on se rend compte que seuls une prodigieuse énergie et un perfectionnisme grandissant lui ont permis de tirer parti des occasions qui se sont offertes à lui.
Une enfance sans histoire
Il était né le 22 mai 1907 à Etterbeek, une commune de l'agglomération bruxelloise. Son père, Alexis Rémi (1882-1970), était employé dans une maison de confection pour garçonnets.
Sa mère, née Elisabeth Dufour (1882-1946), n'exerçait pas de profession. Georges n'aura qu'un seul frère, Paul, de cinq ans son cadet, avec qui il avouera plus tard n'avoir jamais eu beaucoup de contacts.
Hergé à cinq ans.
De 1914 à 1918, l'enfant est élève à l'École Communale d'Ixelles; plutôt bon élève d'ailleurs. Dans le bas de ses cahiers pourtant, il dessine déjà des histoires en images, histoires qui relatent les démêlés d'un petit garçon avec l'occupant allemand.
Au cours de ses entretiens avec Numa Sadoul, Hergé raconta du reste que, hanté par l'idée «enfant héroïque », «il lisait et relisait, parfois à voix haute, comme une incantation, la notice du Petit Larousse sur Joseph Bara, illustrée d'une gravure où l'on voit le jeune garçon, sommé par les Chouans de crier "Vive le Roi!", répondant par le cri de "Vive la République!" et tombant percé de coups (Numa Sadoul, Entretiens avec Hergé, Éd. Casterman 1983, p. 11.). »
Cette conception héroïque ne quittera jamais Hergé; Totor, puis Tintin, prolongeront à leur manière ce premier idéal enfantin.
Après avoir commencé ses études secondaires dans un Athénée (équivalent d'un lycée), Georges va s'en trouver retiré en 1920 à la suite des pressions du patron de son père, homme extrêmement bien pensant et violent adversaire de «l'école sans Dieu». On le place dans un collège religieux, l'Institut Saint-Boniface, où il fera toutes ses «humanités modernes».
Excellent élève, il sera presque toujours le premier de sa classe, sauf en une matière, le dessin, où, malgré tous ses efforts, il ne parvient jamais à obtenir une note convenable.
En même temps qu'il a quitté l'école laïque, l'enfant a dû abandonner les «Boy-Scouts de Belgique», également non religieux, pour adhérer à la plus respectable «Fédération des Scouts catholiques». A Numa Sadoul, Hergé avouera avoir vécu ce changement avec difficultés, éprouvant un sentiment de déchirement et presque de trahison.
Le scoutisme sera pourtant la grande passion de son adolescence. Georges se voit bientôt affublé du totem « Renard curieux » — qu'il dira lui-même fort bien choisi — puis devient Chef de la patrouille des «Écureuils».
Les camps d'été seront l'occasion de ses premiers voyages : en Espagne, en Autriche, en Suisse et en Italie. De sa période scoute, il gardera le goût de la nature et des longues promenades, ainsi qu'un grand intérêt pour tout ce qui concerne les peaux-rouges.
Une impression de grisaille
Par-delà ces diverses circonstances pourtant, ce qui semble ressortir de cette enfance, c'est son étonnant manque d'éclat. «Mon enfance est très grise, je trouve», me déclarait Hergé quelques mois avant sa mort. «J'ai des souvenirs bien sûr, comme tout le monde, mais ils ne commencent à s'éclairer, à se colorer, qu'au moment du scoutisme. Avant cela, je le répète, c'est une espèce de grisaille...
Mes parents m'aimaient bien, je n'ai pas à me plaindre, mais il y avait peu de contact. Par exemple, il n'y avait pas un livre à la maison. Il est vrai que mon père était orphelin et qu'il a commencé à travailler très jeune. Il n'avait pas eu l'occasion de s'intéresser à autre chose qu'à son travail (Le Monde d'Hergé, Éd. Casterman 1983, p. 27). »
De fait, il semble par exemple que les lectures de jeunesse de l'auteur aient été fort peu nombreuses. Hergé citait fréquemment un volume d'un auteur inconnu, Roi et paysan, ainsi que les noms de Jérôme K. Jérôme et d'Hector Malot.
Les Trois Mousquetaires, dévorés à quatorze ans, paraissent avoir été la première lecture véritablement marquante: l'exceptionnelle clarté de cette intrigue pourtant fertile en rebondissements le frappe profondément. Jules Verne par contre est purement et simplement ignoré.
On le voit : ce dessinateur dont l'imagination enchantera plusieurs générations d'enfants n'avait lui-même connu qu'une jeunesse des plus ternes. Sa véritable enfance, c'est ensuite, grâce à son travail créateur, qu'il la vivra réellement.
Premières publications
Si le scoutisme fut déterminant pour le jeune Georges Rémi, c'est aussi, et surtout, parce qu'il lui donna l'occasion de développer son goût pour le dessin.
Tout au long de ses années de collège — et malgré les mauvaises notes qu'il continue d'obtenir au cours de dessin où ni les pots de fleurs ni les grilles en fer forgé ne semblent décidément l'inspirer —, le jeune garçon n'a pas cessé de griffonner, dans les marges de ses livres ou de ses cahiers, de petites histoires en images.
Les journaux scouts lui offrirent la possibilité de mettre en valeur ce talent. En février 1923 (Georges n’a pas encore 16 ans!), ses premiers dessins paraissent dans la revue Le Boy-Scout qui, un peu plus tard, deviendra Le Boy-Scout belge. En décembre de l'année suivante, on découvre la signature qui sera désormais la sienne : Hergé.
Il est amusant de noter, à ce propos, que si le dessinateur se servit de ce pseudonyme (formé, comme chacun sait, des initiales de son nom et de son prénom), c'est surtout parce qu'à l'époque il tenait à protéger son véritable patronyme, de manière à pouvoir l'utiliser plus tard, lorsqu'il ferait de la peinture !
De fait, les œuvres du jeune artiste sont encore bien maladroites. Il illustre quelques articles et dessine parfois la couverture du mensuel ou un gag en une ou deux images. Rien de très marquant dans tout cela. Simplement l'occasion de se faire un peu la main.
On s'en doute: ces dessins pour Le Boy-Scout étaient loin de nourrir leur homme. En 1925, juste après avoir terminé ses études secondaires, Hergé se trouve donc dans l'obligation de trouver un travail. H entre au quotidien Le XXe siècle qui se définissait lui-même comme «journal catholique de doctrine et d'information».
Dirigé d'une poigne de fer par l'abbé Norbert Wallez, Le XXe siècle avait une ligne nettement cléricale et nationaliste.
Ce n'est pas par la grande porte qu'Hergé fit son entrée dans le journal, mais simplement comme employé au service des abonnements. Parallèlement à ce travail peu exaltant, il poursuit ses activités scoutes. Et surtout il continue à dessiner: chaque mois, de nouvelles illustrations paraissent dans Le Boy-Scout belge.
En juillet 1926, au moment même où il quitte Le XXe siècle pour accomplir son service militaire, Hergé va même franchir un pas décisif en créant son premier héros : Totor.
Un précurseur de Tintin
De juillet 1926 à juillet 1929, vingt-six planches des Aventures de Totor, C.P. des Hannetons paraîtront dans Le Boy-Scout belge, à un rythme passablement irrégulier. Absorbé par Tintin, Hergé abandonnera ensuite sa première créature. Cette série ne disparaîtra pourtant pas totalement.
De février à juillet 1930, un ami d'Hergé, Evany (de son vrai nom Eugène Van Nijverseel), fera brièvement revivre le C.P. des Hannetons qui est donc le seul personnage d'Hergé à avoir vécu une seconde vie sous la plume d'un autre dessinateur.
Ce qui frappe d'abord lorsque l'on regarde cette histoire, ce sont les énormes titres qui surmontent chacune des planches. Soigneusement calligraphiés, occupant près d'un tiers de la page, ils nous livrent la clé de la série.
Que peut-on y lire en effet? Des mentions comme «United Rovers présente un grand film comique : Extraordinaires Aventures de Totor, C.P. des Hannetons» ou «United Rovers présente un extrasuperfilm ». Et aussi cette signature : « Hergé moving pictures ».
Ces multiples références au cinéma nous disent parfaitement ce qu'était le projet d'Hergé. De toute évidence, les aventures de l'extravagant chef de patrouille se veulent avant tout cinéma sur papier. Marqué dans son enfance par les films burlesques de Chariot et d'Harry Langdon et par les premiers westerns, le dessinateur tente de prolonger le plaisir que lui procuraient ces projections.
Rien d'étonnant dès lors à ce que « l'intrigue » de Totor soit des plus décousues. L'essentiel, ici, ce n'est pas de raconter une histoire, mais bien de trouver un prétexte à enchaîner gag sur gag et lasso sur chevauchée.
Techniquement, on est loin de la formule qui fera triompher Tintin. Hergé l'expliquait parfaitement: «Ce n'était pas encore vraiment de la bande dessinée, mais du texte illustré ou, si l'on préfère, des dessins avec légendes.
Mais de temps en temps, tout de même, je risquais un timide point d'interrogation, ou bien quelques étoiles lorsque, par exemple, un personnage recevait un coup de poing. Je devais avoir vu ça dans L'Épatant ou dans Les Belles Images, les illustrés de l'époque... » (Numa Sadoul, Entretiens avec Hergé, p. 13).
Curieusement en fait, c'est dans les textes davantage que dans les dessins que se marquent les réussites de Totor.
Car si le graphisme de la bande est encore rudimentaire et souvent conventionnel, les légendes témoignent par contre d'un humour qui, dans ses meilleurs moments, n'est pas sans annoncer celui de Tintin.
En des phrases comme: «Le C.P. décrivit une gracieuse parabole qui se termina dans l'estomac d'un gentleman aux allures louches, qui s'écroula à ce contact dépourvu d'aménité» ou: «II avait l'âme d'un scout, plus, d'un C.P., plus encore, du C.P. des Hannetons...
C'est alors que se déroula le drame, drame rapide, drame poignant, drame atroce!», on remarque déjà cette manière de ne pas adhérer à ce que l'on est en train de raconter, cette façon de tenir à distance le mélodrame qui constitueront par la suite certains des aspects les plus caractéristiques de la narration hergéenne.
Un autre élément qui frappe à la lecture de Totor, c'est l'exceptionnelle rapidité des enchaînements.
Exploits et catastrophes s'ajoutent les uns aux autres sans ménager le moindre temps mort : à peine le chef de patrouille a-t-il posé le pied sur le sol américain qu'il capture le célèbre criminel John Blood ; à peine a-t-il rejoint son oncle Pad Hatt que surgit une bande de peaux-rouges, et ainsi de suite.
Cette volonté de rapidité, cette manière d'amorcer une nouvelle action alors que la précédente n'a pas encore atteint son terme, on les retrouvera tout au long de l'œuvre d'Hergé.
Malgré ces quelques qualités pourtant, l'impression générale qui se dégage à la lecture de ces vingt-six planches est celle d'une grande maladresse jointe à une extrême puérilité. Ce n'est pas en tant qu'œuvre véritable que Totor nous intéresse aujourd'hui, mais plutôt en tant que document préparatoire.
Avec les aventures endiablées de ce boy-scout un peu niais, c'est une sorte de premier brouillon de ce qui deviendra un jour la plus importante bande dessinée européenne qui nous est donné à lire.
Du retour au XXe siècle aux débuts du Petit Vingtième
Homme à tout faire du XXe siècle, Hergé devient en 1928 directeur de son supplément pour la jeunesse. Il y dessinera d'abord Flup, Nénesse, Poussette et Cochonnet sur un scénario affligeant d'un certain Smettini.
Illustrateur tout terrain
Ayant terminé son service militaire avec le grade de lieutenant de réserve, Hergé revient au XXe siècle en février 1928. Il ne reprend pourtant pas sa place au service des abonnements, mais occupe cette fois des fonctions plus proches de ses véritables centres d'intérêt.
C'est que l'abbé Wallez, ayant remarqué ses talents, l'a nommé apprenti-photographe, aide-photograveur et illustrateur pour pages spéciales.
La première de ces fonctions n'eut jamais beaucoup de résultats, Hergé s'étant avéré incapable d'utiliser l'appareil photo qu'on avait mis à sa disposition (une véritable antiquité, assurait-il!).
Les travaux de clichage, par contre, l'intéressèrent grandement, en le mettant en contact avec les bases matérielles de ce qui allait devenir son métier. Sans doute est-ce d'ailleurs ce passage par la fabrication qui donnera à Hergé une conscience des moyens techniques sans égale dans la bande dessinée.
Dès ses premiers travaux, Hergé fera en sorte qu'il y ait aussi peu de décalage que possible entre un dessin original et le résultat imprimé. Le fameux style «ligne claire», par lequel on définira plus tard son graphisme, est avant tout la conséquence d'une réflexion sur les conditions de reproduction.
Rapidement pourtant, c'est au troisième volet de la tâche que lui a confiée l'abbé Wallez, l'illustration, qu'Hergé va surtout se consacrer. Véritable dessinateur tout terrain, il travaille pour le journal lui-même et, plus encore, pour le supplément dominical qui vient d'être créé: Le Vingtième littéraire et artistique.
Pour ces pages spéciales, Hergé va réaliser des travaux de toutes sortes: frises décoratives, plans, graphiques, portraits inspirés du Larousse, etc., s'occupant aussi du lettrage et de la mise en page.
Outre ces travaux de pure commande, qui contribueront à améliorer sa technique, il dessine aussi d'innombrables illustrations, destinées à accompagner articles ou nouvelles. Beaucoup de ces travaux sont sans grande originalité. Quelques-uns pourtant sont d'une facture tout à fait curieuse qui n'est pas dénuée d'intérêt.
Ce qui frappe le plus lorsque l'on regarde ces travaux c'est leur étonnante variété. On jurerait que l'abbé Wallez utilisait toute une équipe de dessinateurs tant sont divers les styles et les techniques. N'ayant pas encore vraiment trouvé sa propre manière, Hergé tâtonne et expérimente, passant de la caricature à la pseudo-gravure et du dessin réaliste à la quasi-abstraction.
Directeur du Petit Vingtième!
Sans doute l'abbé Wallez était-il satisfait des travaux réalisés par Hergé. Peut-être aussi était-il frappé par la personnalité de ce jeune homme qui, extrêmement timide lors de son entrée dans le journal, avait commencé à prendre plus d'assurance.
Toujours est-il que lorsque le bouillant directeur, désireux d'accroître l'audience de son journal, a l'idée de lancer un second supplément, spécialement destiné à la jeunesse, c'est vers le créateur de Totor qu'il se tourne.
Le jeudi 1er novembre 1928 paraît le premier numéro du Petit Vingtième. A 21 ans, Hergé s'est vu confier l'entière responsabilité de ce petit hebdomadaire de 8 pages. Responsabilité bien théorique en fait: Hergé est seul et ne peut rien faire d'autre que de disposer du mieux qu'il peut le matériau que lui fournissent les autres collaborateurs du journal.
Lorsque l'on parcourt aujourd'hui les premiers numéros du supplément, on est frappé par leur extraordinaire pauvreté. Pas d'illustration de couverture.
Des gags éculés. Quelques vers de mirliton. Des articles pesamment didactiques («L'éclairage moderne et les yeux», «Les engelures», «Le melon»). Des considérations moralisantes («Plus que les richesses, cherchez et estimez la noblesse du cœur», «Observez les règles de l'hygiène pour vous et pour les autres»). Etc. On le voit: rien de bien exaltant dans tout cela.
Quant à la bande que publie Hergé pendant les dix premières semaines, à raison de deux planches à chaque fois, elle n'était pas faite pour relever le niveau de l'hebdomadaire. L'Extraordinaire Aventure de Flup, Nénesse, Poussette et Cochonnet n'avait en réalité rien que de très banal.
Le texte, dû à un rédacteur sportif du journal du nom de Desmedt (qui pour l'occasion signait Smettini) était d'une niaiserie absolue et le scénario, racontant la grotesque odyssée de trois enfants et de leur cochon gonflable (!) au milieu des négrillons, était d'une désespérante platitude.
Quant aux dessins d'Hergé, du reste non signés, ils étaient aussi maladroits que visiblement bâclés.
Par rapport à Totor, cette série représente une manifeste régression. Loin de n'être qu'accidentel, ce recul qualitatif est, me semble-t-il, éminemment révélateur.
Il montre en effet que le talent d'Hergé est d'abord celui d'un narrateur et que ses qualités graphiques elles-mêmes sont directement liées à l'intérêt qu'il prend au scénario. Paradoxalement pourtant, c'est la médiocrité de cette histoire qui constitue sa principale vertu.
C'est elle en effet qui, le 10 janvier 1929, va décider l'auteur, pour échapper à cette collaboration peu stimulante, à créer sa propre série. Ce jour-là, l'aventure d'Hergé commence véritablement...
Les routiers de Saint-Boniface vers 1927 ; Hergé est au centre. «Mes souvenirs ne commencent à se colorer qu'au moment du scoutisme» expliquait-il.
Un croquis réalisé par Hergé au cours d'un camp et trois dessins publiés dans Le Boy-Scout belge en 1926.
Deux couvertures dessinées pour Le Boy-Scout et Le Boy-Scout belge. Chacune d'elles fut utilisée pendant un an.
Deux caricatures publiées dans Le XXe littéraire et artistique.
Couverture du premier numéro du Petit Vingtième.
Hergé en 1979, peu avant les cérémonies du cinquantième anniversaire de Tintin.