L'affaire Tournesol

 

C'est au moment de L'Affaire Tournesol qu'Hergé commença à réaliser des planches crayonnées sur des feuilles distinctes des originaux à l'encre. Voici l'une des premières pages de l'album, d'une remarquable netteté de trait.

 

Avec L'Affaire Tournesol commence selon moi la plus grande période des «Aventures de Tintin»; elle mènera jusqu'aux Bijoux de la Castafiore. Richesse du thème, force des situations, science des cadrages, justesse du rythme, art du dialogue: tout contribue à faire de cet album un véritable chef-d'œuvre.

 

Une fastueuse ouverture

 

A-t-on suffisamment remarqué la qualité du début de la plupart des Aventures de Tintin? Au lieu de nous plonger d'emblée au sein d'un récit tumultueux, Hergé a l'art de nous y faire glisser peu à peu. C'est comme par la petite porte qu'en même temps que les personnages nous faisons notre entrée dans l'histoire.

 

Les premières pages de L'Affaire Tournesol, ainsi, constituent un éblouissement, un feu d'artifice de chaque instant. Le téléphone sonne; Nestor décroche, visiblement hors de lui : pour la dixième fois, ce n'est pas la boucherie Sanzot.

 

Au passage, on nous apprend le numéro de téléphone de Moulinsart; c'est le 421, ce qui est, comme chacun sait, le nom d'un célèbre jeu de dés: une façon de nous avertir sans attendre de ce que seront les communications à l'intérieur de cet album.

 

A l'extérieur, pendant ce temps, un Haddock très gentleman-farmer se promène avec Tintin, en lui exposant ses nouvelles conceptions philosophiques :

 

« Et désormais, il ne me faut plus rien d'autre que cette promenade quotidienne. Finis les voyages, les aventures, les galopades autour du monde... Tout ce que je désire à présent, moi, c'est le calme, le repos, le silence... Ah ! le calme. Ah ! le silence... écoutez-le ce silence... »

 

Un violent BRROM se fait entendre au même instant, venant infliger au discours du capitaine le plus cinglant des démentis. «En fait de silence, je crois que nous allons être servis», commente ironiquement Tintin.

 

Et de fait, c'est sous une pluie battante et de nombreux coups de tonnerre que les héros regagnent le château, cependant que le lecteur découvre avant eux les espions embusqués qui les surveillent. L'orage continue de se déchaîner après que les personnages se sont mis à l'abri. Une vitre vole en éclats, bientôt suivie par un vase de Chine et un superbe miroir florentin.

 

«Ce qu'il y a de curieux, remarque Tintin, c'est que ça s'est produit après le coup de tonnerre... »

 

Comble des combles, le courant se trouve ensuite coupé. Et c'est dans une atmosphère des plus angoissantes qu'au bas de la page 4 une main frappe à la porte avec violence. «Qu'est-ce que je fais, Monsieur?... Je... j'ouvre?...» demande Nestor tout troublé. «Ouvrez, Nestor» répond le capitaine en n'écoutant que son courage. Et l'inénarrable Séraphin Lampion, des assurances «Mondass», fait son entrée dans les Aventures de Tintin...

 


Le prototype du belgicain

 

De tous les personnages imaginés par Hergé, Lampion est assurément le plus réaliste, et le plus contemporain. C'est aussi le seul pour lequel l'auteur semble ne jamais éprouver le moindre atome de sympathie. Quintessence de la vulgarité bonhomme, l'assureur constitue le casse-pieds dans toute son horreur et, selon Hergé, le prototype du «belgicain»:

 

«Lampion existe à des milliers d'exemplaires : c'est le type même du Bruxellois - et pas seulement du Bruxellois - satisfait de lui-même. On en exporte des quantités!

 

Durant les vacances, ils déferlent en hordes compactes sur les pays étrangers. On reconnaît généralement le Bruxellois « belgicain » au fait qu'il porte, en même temps, une ceinture et des bretelles...

 

C'est dans le passé que j'ai puisé le modèle de Lampion: pendant la guerre, alors que j'habitais Boitsfort, je reçois la visite d'un brave homme qui venait me vendre je ne sais plus quoi, qui s'assied et qui me dit, en me désignant mon fauteuil : « Mais asseyez-vous donc ! »...

 

L'importun dans toute sa splendeur(Numa    Sadoul,    Entretiens    avec    Hergé, Ed. Casterman, 1983, p. 109.)! » L'une des causes fondamentales de l'agressivité d'Hergé à l'égard de l'assureur est à n'en pas douter le côté familial et grégaire du personnage. Comme l'explique fort bien Jean-Marie Apostolidès: «Alors que les héros d'Hergé forment une famille par choix,

 

Lampion constitue la sienne biologiquement, à sa ressemblance. Elle se compose, outre la mère, d'une épouse complaisante aux calembours du mari et de sept enfants dont un couple de jumeaux. La tribu Lampion, dans sa sinistre normalité, incarne tout ce que Tintin a fui pendant sa carrière. Une telle famille interdit l'aventure comme elle dégrade la beauté (Jean-Marie Apostolidès, Les métamorphoses de Tintin, Ed. Seghers, 1984, p. 212.). » I

 

I ne me paraît pas excessif, à cet égard, de voir dans la famille Lampion l'écho de l'agacement ressenti par Hergé alors que, pour faire plaisir aux responsables de Cœurs Vaillants, il s'était vu contraint d'animer la laborieuse famille Legrand. Aussi vulgaires que les parents de Jo et Zette étaient pinces, les Lampion constitueraient une version parodique de ces héros sans lendemain...

 


Crayonné de la page 12 de l'album. Remarquez la beauté et la vigueur des attitudes de Tintin et Haddock dans la première vignette !

 


Crayonné d'une des dernières planches de l'histoire. Si les personnages sont de la main du seul Hergé, les chars sont dus pour leur part à Roger Leloup qui fut, jusqu'en 1970, le grand responsable des machines aux Studios Hergé.

 


 

 

En pleine guerre froide

 

Le thème de L'Affaire Tournesol est directement lié au contexte de la guerre froide qui avait sévi avec une intensité particulière dans les années 1947-1953, juste avant qu'Hergé n'entame la réalisation de son histoire. Au centre du récit, comme le titre l'indique, une nouvelle invention de Tournesol, la plus redoutable qu'il ait jamais conçue.

 

Car c'est de l'arme absolue qu'il s'agit dans cet album, «une arme qui reléguera bientôt la bombe A et la bombe H au rang de la fronde et de l'arquebuse ! »

 

Autour de cette invention, les affrontements battent leur plein, nous plongeant dans une atmosphère de roman d'espionnage digne de John Buchan et d'Eric Ambler. C'est d'abord en Suisse que se rendront nos héros, la Suisse où, dans les décors d'allure paisible des environs du lac Léman, Syldaves et Bordures se disputent violemment Tournesol.

 

Le dernier acte se déroulera pour sa part en Bordurie, ce pays dont jusqu'alors on connaissait surtout l'alter ego, la Syldavie. Depuis les événements relatés dans Le Sceptre d'Ottokar, la situation paraît s'être nettement transformée.

 

La Bordurie, si elle n'a rien perdu de son agressivité et de son arrogance, semble avoir maintenant le profil d'un pays de l'Est. Emblème omniprésent, les moustaches de Pleksy-Gladz peuvent difficilement ne pas faire songer à celles de Staline, mort peu avant qu'Hergé ne commence à dessiner son histoire mais pas encore déboulonné par le rapport Khrouchtchev.

 

Face à cette Bordurie soviétisante, la Syldavie représente visiblement le camp occidental, appuyé par les États-Unis. Après voir incarné le conflit entre les démocraties traditionnelles et l'Allemagne nazie, le couple Syldavie-Bordurie renvoie donc ici à la lutte des deux grandes puissances de l'après-guerre.

 

Tel est l'avantage principal des pays imaginaires: on peut, sans trop de risques, leur faire évoquer bien des choses, voire modifier, pour les besoins d'une histoire, les réalités de l'Histoire. Mieux : les problèmes dépeints de cette manière restent parfaitement lisibles lorsque la situation dont l'auteur s'était inspiré commence à tomber dans l'oubli.

 

Par les vertus de la métamorphose et de la stylisation, Hergé parvient donc à rendre compte de son temps sans être victime du vieillissement dont souffrent les œuvres trop précisément datées. Toujours, il a su tirer la substantifique moelle des événements sans se laisser abuser par les contingences du réel.

 

Je ne crois pas me tromper en voyant dans cette attitude l'une des clés de l'actualité toujours intacte des Aventures de Tintin.

 

La fin de L'Affaire Tournesol parut dans le magazine Tintin sous forme de superbes doubles planches «à l'italienne». La mise en page fut entièrement refaite pour l'édition en album et l'une des cases de cette planche supprimée à cette occasion. Les bons lecteurs n'auront aucun mal à découvrir laquelle...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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