Tintin et l'Alph-Art
Crayonné de la première planche de Tintin et l'Alph-Art.
À la recherche d'une histoire
Hergé avait achevé les Picaros dans les premiers mois de 1976. Quelque temps plus tard, il assurait à Numa Sadoul que cet album ne serait pas son dernier:
«Je songe déjà au prochain Tintin. J'ai une idée, ou plutôt, une fois encore, j'ai un lieu, un décor: j'aimerais que tout se passe dans un aéroport, du début à la fin.
L'aéroport est un centre riche de possibilités humaines, un point de convergence de diverses nationalités: le monde entier se retrouve, en réduction, dans un aéroport! Là, tout peut arriver, des tragédies, des gags, de l'exotisme, de l'aventure...
J'ai donc un lieu, il me reste à trouver une histoire, un thème de départ, une trame. Mais quoi? Prise d'otages? Détournement? J'ignore encore. J'aimerais aussi prendre, comme toile de fond, les milieux de la peinture («Déclarations supplémentaires à propos des « Picaros » dans Cahiers de la bande dessinée n° 14-15, spécial Hergé, p. 22.
). »
Un an plus tard, alors que je l'interrogeais moi-même sur ses projets, il semblait curieusement moins avancé.
«Mes projets sont très vagues. Je ne peux même pas en parler. J'ai différents morceaux d'histoire. Je voudrais raconter différentes choses mais je ne vois pas encore comment les condenser et les assembler. Je ne m'affole pas. À un certain moment, les pièces du puzzle s'assembleront et alors tout ira bien. Jusqu'à ce moment-là, je sais que je serai dans le brouillard («Entretien avec Hergé», Minuit 25, p. 29.). »
Malgré un début de développement, le projet de l'aéroport se trouva bientôt abandonné.
Et c'est en 1978 - le 4 août, si l'on en croit Alain Baran, à l'époque son secrétaire - qu'Hergé eut une idée beaucoup plus précise de ce que pourrait être l'intrigue du vingt-quatrième Tintin. Le thème, cette fois c'était certain, tournerait autour de l'art moderne, l'une des grandes passions du dessinateur depuis 1960.
Malheureusement, Hergé n'allait guère avoir le loisir de travailler à cette histoire. 1979 était l'année du cinquantième anniversaire de Tintin: festivités et obligations médiatiques lui dévorèrent presque tout son temps.
À la fin de cette année, le dessinateur, épuisé, devait prendre quelques mois de repos. Et bientôt, on le découvrait atteint d'un mal s'apparentant à la leucémie.
Durant les courtes périodes de répit que la maladie lui laissait, il continuait pourtant de travailler à son histoire. Le récit s'enrichissait de prolongements nouveaux, les découpages préparatoires avançaient bon train, les trois premiers crayonnés étaient même pour ainsi dire achevés.
Rien néanmoins ne nous assure que le projet n'aurait pas continué d'évoluer très fortement. Avec Hergé, la construction d'un album n'avait rien de linéaire et chaque phase de l'élaboration apportait son lot de surprises, des surprises qui pouvaient aller jusqu'à bouleverser les données initiales. C'est ce qui explique que, le 15 décembre 1982, le dessinateur ait pu me déclarer:
«Je ne peux malheureusement pas dire grand-chose de cette future Aventure de Tintin, parce qu'il y a trois ans que je l'ai commencée, que j'ai peu le loisir d'y travailler et que je ne sais pas encore comment l'histoire va évoluer. Je sais à peu près d'où je pars... Je continue encore à me documenter et je ne sais pas vraiment où cette histoire va me conduire (Le monde d'Hergé, Ed. Casterman, 1983, p. 24.). »
La symphonie inachevée
Lorsqu'Hergé meurt, le 3 mars 1983, les spéculations vont bon train au sujet de cet album. Certains prétendent qu'il est presque terminé. D'autres affirment que ses collaborateurs vont l'achever.
On sait aujourd'hui qu'il n'en sera rien et que cette ultime aventure restera à jamais dans l'état d'inachèvement où son créateur l'a laissée.
Cette décision de la veuve de Georges Rémi a déçu bon nombre d'admirateurs de Tintin. La fidélité à Hergé, pourtant, la justifie amplement.
À la question: «Le travail pourrait-il se faire sans vous?» que lui posait Numa Sadoul, le créateur de Tintin ne répondait-il pas: «Sans moi?
Eh bien, sincèrement, je ne le crois pas. Il y a, certes, des quantités de choses que mes collaborateurs peuvent faire sans moi et même beaucoup mieux que moi.
Mais faire vivre Tintin, faire vivre Haddock, Tournesol, les Dupondt, tous les autres, je crois que je suis le seul à pouvoir le faire: Tintin (et tous les autres), c'est moi, exactement comme Flaubert disait :
« Madame Bovary, c'est moi ! » Ce sont mes yeux, mes sens, mes poumons, mes tripes !... Je crois que je suis seul à pouvoir l'animer, dans le sens de donner une âme. C'est une œuvre personnelle, au même titre que l'œuvre d'un peintre ou d'un romancier: ce n'est pas une industrie!
Si d'autres reprenaient «Tintin», ils le feraient peut-être mieux, peut-être moins bien. Une chose est certaine: ils le feraient autrement et, du coup, ce ne serait plus « Tintin »!... (Entretiens avec Hergé, Ed. Casterman, 1983, p. 45-46.) »
N’importe en effet de bien s'en rendre compte: l'état d'inachèvement de l'album est tel qu'il aurait obligé les continuateurs éventuels à bien davantage qu'une simple mise au net. La fin du récit n'était pas encore trouvée: il fallait en inventer une. Le reste de l'histoire n'était encore qu'à l'état de premier brouillon: il fallait le modifier considérablement.
Or, plus que tout autre peut-être, le thème de ce récit était éminemment personnel: l'art était, depuis une vingtaine d'années, l'une des grandes passions d'Hergé. Amateur, puis collectionneur, il avait suivi l'évolution récente de la peinture. C'est toute son expérience de ce milieu, de sa grandeur mais aussi de ses impostures, qu'avec l'humour qu'on lui connaissait il aurait traduite dans cet album.
Ces réserves étant posées, quelle idée peut-on se faire, aujourd'hui, d'après les documents qu'Hergé nous a laissés, de ce qu'aurait été cette vingt-quatrième Aventure de Tintin.
L'éblouissant cauchemar de la page 1 nous plonge dans une atmosphère qui rappelle fortement Les bijoux de la Castafiore.
Quant à la suite du récit, une enquête d'allure policière doublée d'une course-poursuite, elle semble par instants nous ramener aux temps anciens du Secret de la Licorne.
C'est à la page 3 que l'intrigue commence véritablement. Pour éviter la Castafiore, Haddock se précipite dans le premier magasin venu. Il tombe au milieu de la galerie Fourcart, où expose le peintre Ramo Nash, l'inventeur de l'Alph-Art. L'Alph-Art?
L'art le plus minimal qui soit, l'A.B.C. de la peinture moderne : il ne s'agit que de lettres agrandies, reproduites sur les supports les plus variés et parfois mises en couleur. Haddock quittera la galerie avec un grand H sous le bras...
De la suite du récit, on peut seulement dire aujourd'hui qu'il y aurait été amplement question de faux tableaux. Et aussi qu'un certain Endaddine Akass, un mage plus qu'à demi douteux, y aurait joué un rôle de premier plan.
L'Alph-Art s'est à jamais refermé sur son mystère, mais sans doute aurons-nous bientôt la possibilité, en découvrant l'ensemble des notes et croquis laissés par Hergé, de rêver à notre tour sur cette histoire, de la prolonger à notre guise.
Quelle plus belle fin aurait-on pu souhaiter aux Aventures de Tintin que cette ouverture sans limites?
Notes préparatoires sur le personnage d'Endaddine Akass, l'une des figures clés du récit
Troisième et dernier crayonné réalisé pour Tintin et l'Alph-Art. La suite du récit n'existe qu'à l'état de découpage préparatoire.
L'une des dernières cases du découpage esquissé par Hergé. La question que se pose Tintin restera à jamais sans réponse.
Hergé et la peinture
On l'a dit et redit : le thème de Tintin et l'Alph-Art trouve son origine dans l'engouement d'Hergé pour la peinture moderne. Pour la première fois, cette histoire devait lui permettre de faire coïncider cette passion privée avec ce qui pouvait en sembler le plus éloigné: son propre art, la bande dessinée.
C'est au début des années 60 qu'Hergé avait vraiment commencé à s'intéresser à la peinture contemporaine. Un ami de son frère, Marcel Stal, venait d'ouvrir une galerie à deux pas de ses Studios : la galerie Carrefour (Hergé inversera simplement ce nom pour obtenir le Fourcart de Tintin et lAlph-Art).
Très vite, Hergé prit l'habitude d'y venir chaque jour à l'heure de l'apéritif, à 12 h 05 précises. Il ne tarda pas à s'y lier avec un jeune critique, Pierre Sterckx, qui devint son conseiller en matière de peinture.
Ce dernier a si bien résumé l'itinéraire d'amateur d'art (Ce terme me paraît mieux définir l'état d'esprit d'Hergé à l'égard de l'art moderne que celui de collectionneur. Hergé n'acquit en effet que des œuvres qui le touchaient réellement hors de tout esprit de spéculation.) d'Hergé que je ne puis, ici, que lui laisser la parole.
«Au contact de cet excellent initiateur qu'était Marcel Stal, Hergé avait commencé sérieusement sa collection d'art contemporain. Délaissant les Spillaert, Permeke, Jakob Smits et autres maîtres des années 20, il s'était tout d'abord intéressé à divers peintres du groupe Cobra, comme Alechinsky, Appel, Jorn ou Maurice Wijckaert, un de leurs représentants tardifs.
Il s'en est expliqué plusieurs fois, je crois, l'expressionnisme l'a très rapidement déçu. Il lui fallait quelque chose de plus net, de plus médité. Tout ce qui fait la part belle aux défoulements gestuels lui faisait horreur. Le spirituel dans l'art devait passer pour lui par la netteté, l'économie, la mesure.
C'est pourquoi il admirait et acheta Frank Stella, Noland et se prit de passion pour divers artistes exposés à la galerie Carrefour:
Voir aussi : https://www.singulart.com/en/artist/frank-stella-36538
Poliakoff, Fontana, De-wasne, Berrocal. Il en acheta plusieurs œuvres maîtresses.
C'était son accès à l'abstraction, ce versant de spiritualité interdit à son art de conteur d'histoires en images (Pierre Sterckx, «De Holbein à Lichtenstein» dans À suivre hors-série, spécial Hergé, Casterman, 1983.). »
Tout au long des années soixante, Hergé fréquenta une galerie d'art sise à proximité de ses Studios: la galerie Carrefour. Il inversa ce nom pour faire la galerie Fourcart.
Hergé en 1979 devant les portraits que réalisa Andy Warhol. «Hergé a influencé mon œuvre tout autant que Disney», déclara le célèbre artiste américain.
Au fil des ans, Hergé, de plus en plus mordu, se montra plus audacieux, se passionnant pour les peintres les plus avant-gardistes du moment.
« Vint le Pop'Art. Hergé s'y intéressa aussitôt. Ce fut, bien entendu, Roy Lichtenstein qui eut sa préférence. Non seulement, je pense, parce que ce peintre s'est inspiré des comics, mais aussi et surtout parce que c'est le plus net, le plus graphique de tous les artistes américains des années 60.
Ce sont les six cathédrales sérigraphiées par Lichtenstein selon Monet qui ornèrent et ornent toujours le mur de fond de son bureau.
Cependant Hergé aimait beaucoup Dine, Rauschenberg, et aussi Warhol, qu'il rencontra. Il encouragea également deux sculpteurs de l'objet: un Français, Jean-Pierre Raynaud, qui conduit une carrière de grand solitaire, et Luc Monheim, un Anversois, dont le trajet a bifurqué plus tard vers le cinéma.
Les années 70 virent le développement d'une série de mouvements très réflexifs, dont le conceptuel fut le fer de lance. Hergé, trop proche des choses et des êtres, de leurs figurations et sensations, approcha ce mouvement avec prudence.
Cependant, il ne fit pas comme la plupart des collectionneurs de sa génération, qui rompirent à ce moment tout contact avec les recherches de l'avant-garde.
On le vit partager son temps d'amateur d'art entre la galerie Carrefour, où le rituel de l'apéritif se maintient contre vents et marées, et une nouvelle galerie, D, où un jeune animateur, Guy Debruyne, montrait Dennis Oppenheim (Body ou Land Art), Dan Flavin (néons de couleur), Sol Lewitt, et d'autres.
Et les plus sensoriels d'entre ces ascètes prirent place dans la collection d'Hergé. Il eut une passion pour les montages photographiques de Jan Dibbets, peut-être le plus important, dont nous allâmes visiter l'atelier à Amsterdam.
Mais la peinture ne se joue jamais sur un seul front. Entre 68 et 78, des peintres de l'image apparaissent, souvent quelque peu isolés. Hergé s'y intéressa beaucoup. IL acheta à plusieurs reprises un jeune Hollandais, Pat Andréa, et aussi Adami et Hockney (Pierre Sterokx, « De Holbein à Lichtenstein » dans À suivre hors-série, spécial Hergé, Casterman, 1983.). »
Au-delà même de cette activité d'amateur d'art, le père de Tintin fut un moment tenté très concrètement par la peinture. Mais après quelques essais, il y renonça complètement.
«Je me suis rendu compte, m'expliqua-t-il, que je n'avais rien à dire dans ce domaine-là. D'abord, il fallait une technique que j'étais loin de posséder suffisamment.
Et ensuite, je me suis aperçu que je n'avais rien à dire, tout simplement... Je savais que je pouvais raconter des histoires en images, mais je ne pouvais pas, en même temps, faire de la peinture : celle-ci n'était d'ailleurs pas bonne du tout et j'ai détruit la plupart des toiles que j'avais faites.
Je crois qu'il faut choisir: ou faire de la peinture ou faire de la BD. L'une comme l'autre de ces disciplines exige un investissement total (Le monde d'Hergé, Castennan, 1983, p. 25.). »
L'Affaire Legros
Si intense soit-elle, rien dans cette passion pour l'art contemporain ne semblait pourtant ouvrir directement sur une histoire, et surtout pas sur une Aventure de Tintin. Il manquait encore un déclic, un germe narratif.
C'est le scandale Legros et surtout la lecture de la biographie que Roger Peyrefitte (Roger Peyrefitte, Tableaux de chasse ou la vie extraordinaire de Fernand Legros, Albin Michel, 1976.) consacra à cet extravagant personnage qui donnèrent à Hergé l'idée de construire un album autour de ce milieu. Et de fait les points communs entre l'affaire Legros et l'album inachevé d'Hergé sont assez nombreux.
On peut ainsi noter la ressemblance physique entre le mage Endaddine Akass et Fernand Legros lui-même. Ce dernier cultivait en effet à ce point le mystère qu'il ne se laissa jamais photographier sans ses lunettes noires, son chapeau, son manteau noir et un imposant cigare.
Tout comme Endaddine, Legros pensait qu'il fallait s'appuyer sur une galerie réputée. L'une de ses grandes convictions était même que ce qui faisait le prix d'un tableau, c'était à 20 % le nom de l'artiste et à 80% celui du marchand. Sa culture, sa prodigalité, son brio lui permirent de pénétrer rapidement les milieux de l'art et d'y nouer de solides amitiés.
Tout comme Endaddine, Legros cherchait à s'assurer la caution de quelques experts réputés. « Les faux tableaux n'existent pas, déclara-t-il un jour; il n'y a que les tableaux authentifiés et ceux qui ne le sont pas. » Mais pour les experts aussi, tout était question de relations et sur ce point Legros était imbattable.
Il ne suffisait cependant pas d'être capable d'écouler des tableaux; encore fallait-il disposer d'un faussaire susceptible de les produire.
Mais là aussi, tout comme Endaddine s'appuie sur Ramo Nash, Legros faisait équipe avec Elmyr de Hory, un peintre à sa manière génial, capable de fabriquer à la chaîne des Vlaminck, des Picasso ou des Chagall. On le voit, dans l'admirable film d'Orson Welles intitulé F for fake (Vérités et mensonges), exécuter en direct un Matisse parfaitement plausible.
Par-delà tous ces éléments concrets, qui lui auraient permis de donner à son histoire ce fond de crédibilité dont il avait besoin, ce qui fascina sans doute le plus Hergé dans l'Odyssée de Fernand Legros, c'est le nombre d'éléments romanesques qu'elle permettait d'aborder.
Ainsi que l'écrit fort justement Peyrefitte, «ce qui rend cette affaire véritablement extraordinaire, c'est qu'elle illustre, avec l'anticonformisme le plus haut en couleur, l'aventure de plusieurs mondes d'aujourd'hui:
Les marchés occultes, la finance souterraine, la politique secrète, le cosmopolitisme, le commerce de l'art, les voluptés (Roger Peyrefitte, Tableaux de chasse ou la vie extraordinaire de Fernand Legros, Albin Michel, 1976.)».
Photo: Laurent Maous / GAMMA.
Un sujet risqué
Malgré tous ces éléments riches de possibilités, il semble bien que quelque chose ait gêné Hergé dans cette histoire de faux tableaux, retardant peut-être l'élaboration de l'histoire.
D'abord parce que le personnage de Tintin n'était pas parfaitement à l'aise dans un monde comme celui-là. Il y a dans la façon de raisonner du petit reporter un aspect toujours assez tangible: même les raisonnements les plus subtils - celui par exemple qui lui permet de retrouver, dans Les bijoux, l'émeraude de la Castafiore - débouchent finalement sur des actes très concrets - grimper en haut d'un peuplier en l'occurrence.
Ici, le caractère fondamentalement immatériel de l'évaluation esthétique risquait de le placer en porte-à-faux.
Mais par-delà ce premier obstacle, Hergé craignait sans doute de se trouver confronté trop directement à des questions artistiques, comme si sa propre pratique de dessinateur était en train de devenir le sujet secret de l'histoire. Aborder l'art moderne risquait de l'amener à se poser des questions très concrètes sur le statut graphique de la peinture.
Les tableaux allaient-ils par exemple être montrés comme de vrais tableaux ou se trouver traduits dans le style hergéen?
C'est un problème beaucoup plus important qu'il n'y paraît, car si le style ligne claire recouvrait tout, on était d'emblée confronté à une certaine perte de crédibilité quant à l'existence picturale de ces œuvres: instantanément, elles devenaient des faux.
Par contre, si les tableaux existaient comme tableaux, c'est la bande dessinée elle-même qui risquait de se trouver minée de l'intérieur par cette confrontation à d'autres codes.
Somme toute, le dilemme était simple: soit Hergé traitait vraiment, à fond, les questions suggérées par son thème et l'album qui en résulterait risquait de ne plus être vraiment une Aventure de Tintin; soit il n'abordait ces problèmes que de façon superficielle et il passait à côté de la véritable force du sujet...
Comment représenter un tableau dans le style « Ligne claire» sans lui faire perdre sa substance? Telle était l'une des questions qu'Hergé n'aurait pu éluder.
L'affaire Bhagwan
Le 12 novembre 1982, la lecture d'un article dans Paris-Match relançait Hergé dans une nouvelle direction, lui donnant envie de consacrer une partie de son scénario à ces étranges microcosmes constitués par les sectes. Il s'agissait d'un reportage sur le Gourou indien Shree Rajneesh Bhagwan.
Le mage Shree Rajneesh Bhagwan imposant les mains à l'un de ses fidèles. Hergé avait l'intention de donner au phénomène des sectes un rôle plus important dans l'histoire.
Le point commun le plus évident entre Legros et Bhagwan était leur goût de la richesse et du luxe ostentatoire. Tout mystique qu'il soit, le Gourou possédait en effet, outre ce domaine de vingt-cinq mille hectares, vingt-deux Rolls-Royce ainsi que quelques avions...
Récemment chassé de son pays par les autorités, celui-ci s'était installé aux États-Unis, dans un village de l'Oregon non loin du Pacifique. Dans son «ashram» vivaient les «sannya-sins», ses disciples entièrement vêtus de rouge et portant tous un pendentif à son image. Au cours de leurs méditations, raconte l'article, ceux-ci sautaient en l'air en poussant de grands «Ha» ou «Haou».
Ceci (n')est (pas) une Aventure de Tintin
Lorsqu'Hergé disparaît le 3 mars 1983, ce qui aurait dû constituer la vingt-quatrième Aventure de Tintin n'existe encore qu'à l'état d'ébauche: trois planches crayonnées, quarante-deux à l'état de simple esquisse et quelques pages complémentaires de scénario sont les seuls éléments dont on dispose.
Tout permet de penser, en outre, que ces éléments eux-mêmes auraient encore été sujets à de fortes modifications, allant peut-être jusqu'à la remise en cause de séquences entières. Hergé ne me déclarait-il pas, peu de temps avant sa mort :
«Je ne peux malheureusement pas dire grand-chose de cette future Aventure de Tintin parce qu'il y a trois ans que je l'ai commencée, que j'ai peu le loisir d'y travailler et que je ne sais pas encore comment l'histoire va évoluer. Je sais à peu près d'où je pars... Je continue encore à me documenter et je ne sais pas vraiment où cette histoire va me conduire (Le monde d'Hergé, op cit., p. 25.). »
Que faire dès lors de cette Aventure interrompue? Certains collaborateurs d'Hergé souhaitaient la terminer de manière à lui donner l'aspect d'un album traditionnel.
Mais l'état d'inachèvement de l'album était tel qu'il aurait obligé les continuateurs éventuels à bien davantage qu'une simple mise au net. La fin du récit ne figurait pas dans le scénario. Le reste de l'histoire n'existait encore qu'à l'état de brouillon.
Or, Hergé l'avait maintes et maintes fois répété, il était hors de question que l'on crée de nouvelles Aventures de Tintin après sa disparition: «II y a, certes, des quantités de choses que mes collaborateurs peuvent faire sans moi et même beaucoup mieux que moi, expliquait-il à Numa Sadoul.
Mais faire vivre Tintin, faire vivre Haddock, Tournesol, les Dupondt, tous les autres, je crois que je suis le seul à pouvoir le faire: Tintin (et tous les autres), c'est moi, exactement comme Flaubert disait : 'Madame Bovary, c'est moi !'(...) C'est une œuvre personnelle, au même titre que l'œuvre d'un peintre ou d'un romancier.
Si d'autres reprenaient Tintin, ils feraient peut-être mieux, peut-être moins bien. Une chose est certaine: ils le feraient autrement et, du coup, ce ne serait plus Tintin ! (Numa Sadoul, Entretiens avec Hergé, Casterman, 1983.) »
Après avoir longuement hésité, Fanny Rémi décidait que Tintin et l'Alph-Art pourrait être publié, dans l'état d'inachèvement où son créateur l'avait laissé.
Restait à savoir de quelle manière présenter ces esquisses. Car reproduits de manière brute et sans le moindre accompagnement, ces documents risquaient fort de s'avérer totalement illisibles pour le commun des mortels, seuls quelques centaines d'amateurs étant capables de les déchiffrer.
Décision fut bientôt prise de donner à ce volume l'aspect qu'il revêt aujourd'hui: deux blocs distincts, l'un contenant le découpage graphique tel qu'Hergé l'avait laissé, l'autre une transcription des dialogues sous une forme s'apparentant au texte d'une pièce de théâtre.
Ici encore pourtant, il était impossible de reprendre les dialogues de façon tout à fait brute: de nombreuses phrases étaient inachevées, d'autres fois plusieurs versions coexistaient au même endroit. Il fallait donc trancher, élaguer, compléter.
La solution retenue fut d'établir de petits textes de liaison, bien détachés du reste, afin qu'une lecture continue de l'histoire puisse se faire sans difficultés.
D'autre part, on décida d'agrandir les moments les plus significatifs de ces dessins ébauchés: malgré leur apparence rudimentaire, ils recèlent en effet d'assez belles réussites sur le plan de la vigueur du trait et de la suggestion du mouvement.
Deux lectures différentes de cet ouvrage sont donc possibles: à celui qui se contente du bloc de gauche, c'est une nouvelle Aventure de Tintin qui est offerte; pour celui qui s'aventure dans le bloc de droite, c'est une plongée dans l'intimité d'un grand créateur qui s'inaugure.
L'imagination au travail
Pour la première fois, Tintin et l'Alph-Art nous donne en effet l'occasion de surprendre l'invention d’Hergé au moment même de son surgissement.
Certes, depuis le texte «Comment naît une bande dessinée », on savait qu’Hergé procédait par phases successives, mais l'exemple proposé était trop sommaire pour que l'on puisse percevoir vraiment le bouleversement des données antérieures que pouvait constituer chaque nouvelle phase de l'élaboration.
L'erreur suprême, à propos de Tintin et l'Alph-Art, serait de croire que l'album définitif aurait proposé le même récit que cette version esquissée, simplement mieux écrit et dessiné. À n'en pas douter, il aurait été tout autre.
Pour s'en convaincre, il suffit par exemple de confronter la version esquissée des trois premières planches avec leur état crayonné.
Le dialogue devient moins direct, les gags se font plus subtils, de nouveaux incidents s'ajoutent, d'autres sont intervertis: en pénétrant vraiment dans la matière de son histoire, Hergé en découvre toutes les ressources. Au bas de la troisième planche, le récit s'est déjà décalé de plus d'une demi-page...
C'est tout simplement que l'imagination d’Hergé opère véritablement sur le papier.
Dans une interview ancienne, il déclarait : « L'histoire est un simple fil d'Ariane, autour duquel je brode des gags qui naissent des accidents du crayon («Tintin chez les hommes», interview reprise dans le n° 2 de la revue Les Amis émergé (rue de l'École 69, B-1381 Quenast).). »
Cette formule fascinante mérite que l'on s'y arrête un instant. À la limite, semble dire Hergé, c'est au moment où la main bute, où un visage ne vient pas, où une attitude ne fonctionne pas, que l'imagination se met en route. La difficulté, loin d'être une entrave, constitue un stimulant de premier ordre.
De ces gags nés des accidents du crayon, on a, dans Tintin et l'Alph-Art, un exemple tout à fait remarquable. Il se situe à la page 20 bis, au moment où Tintin demande à la secrétaire de monsieur Fourcart si personne d'autre ne travaille dans la galerie. «Il y a là le bureau de Monsieur Sauterne, le comptable», lui indique-t-elle. Sans grande conviction, Tintin s'y rend pour l'interroger.
En trois cases, ce comptable occasionnel se transforme en une femme. Monsieur Sauterne devient Madame Laijot et cette séquence, qui s'annonçait comme une assez terne scène d'interrogatoire, change complètement de tonalité.
D'emblée hystérique, cette femme commence à se plaindre : « n y a vingt-cinq ans que je suis ici, à travailler comme une esclave!... J'ai usé mes yeux au service de cette maison. Et tout ça pour être soupçonnée de je ne sais quoi...»
Ce qui est remarquable dans un passage comme celui-ci, c'est que c'est l'expression particulièrement bien sentie de ce visage, le côté acrimonieux de cette vieille secrétaire énervée, qui fait bifurquer toute la séquence.
Ce n'est donc pas du tout l'idée d'une telle scène qui a fait dessiner à Hergé ce visage, c'est le mouvement même de l'invention graphique qui lui a fait découvrir ce personnage.
Le plus fort, du reste, c'est que les choses n'en restent pas là. Car cette trouvaille va se trouver réinvestie, au stade du crayonné, dans la troisième planche de l'histoire. À la dernière case de la troisième ligne, on aperçoit en effet la même femme, tenant à la main un livre dont le titre aurait sans doute été je suis esclave.
L'amont du récit s'est trouvé modifié par un détail de l'aval. Je ne crois pas forcer la note en voyant dans un événement aussi minime que celui-ci, l'une des particularités du mode d'invention hergéen.
À l'opposé du dessinateur illustrant un scénario littéraire (ce scénario fût-il, comme c'est le cas chez Jacobs, l'œuvre du dessinateur lui-même), Hergé ne dispose jamais d'un roman avant de se mettre à dessiner. S'appuyant sur un thème assez mince, il se lance sur la page, inventant le texte et l'image de façon véritablement simultanée. D'emblée, c'est de la bande dessinée qu'il réalise. D'emblée, c'est en bande dessinée qu'il pense.
Voilà du reste pourquoi, même dans les passages les plus sommaires du découpage
graphique de cette vingt-quatrième Aventure de Tintin, la planche se trouve
découpée en cases. Le rythme du dialogue, le tempo des actions sont déjà, fût-ce
minimalement, conçus en fonction des spécificités de la BD: les personnages ne
disent rien de plus que ce qui pourrait tenir à l'intérieur d'un phylactère.
Ce mode particulier d'invention est aussi ce qui explique le caractère un peu ténu de certains morceaux de cette histoire. Hergé n'était pas encore vraiment entré dans le cœur du traitement, dans cette phase décisive du crayonné où ses histoires s'inventaient véritablement.
Le découpage graphique dont nous disposons ici n'était pas du tout destiné à fixer les détails du récit, mais simplement à poser les grandes articulations, à délimiter le cadre des inventions ultérieures.
À partir de ce canevas, tous les efforts d’Hergé auraient visé à nourrir les séquences de gags et de digressions, à leur donner plus de relief. Beaucoup plus que dans le thème, c'est dans tous ces enrichissements latéraux que réside selon moi la substance des albums d'Hergé: cette exceptionnelle densité qui ne pouvait s'obtenir qu'au terme du processus créateur. L'essentiel de Tintin et l'Alph-Art nous a sans doute échappé.
Malgré ses limites, et peut-être même à cause d'elles, il me semble que cette histoire inachevée a parfaitement sa place aux côtés des vingt-trois autres Aventures de Tintin. Riche de mille promesses, elle clôt admirablement la saga en laissant le dernier mot à l'imagination de chaque lecteur.
Premières approches de l'idée de l'Alph-art. Noter, à droite, les recherches de mots en «art» : Hergé était aussi attentif aux questions littéraires qu'aux problèmes d'ordre graphique.
Premières recherches pour les œuvres du sculpteur Ramo Nash.
l'un des premiers strips dans sa version esquissée et dans son état crayonné: Hergé ne se contente pas de préciser le dessin, il découvre peu à peu son histoire.
Version initiale de l'une des premières pages. Hergé envisageait alors de mettre au premier plan la question artistique. Peu à peu, le projet bifurqua.
Notes Supplémentaires
Dès le décès d'Hergé en 1983, l'Alph-Art devient sujet de débats : faut-il achever l'album, le publier à l'état de projet, ou simplement ne pas le dévoiler ?
Hergé était entouré de nombreux collaborateurs très talentueux : parmi eux, Bob De Moor est capable d'imiter de manière quasi parfaite les dessins du maître. Le scénario, quant à lui, doit être achevé, car l'histoire n'a pas de fin, et même la partie déjà écrite doit être améliorée et remise en ordre.
De Moor pense pour ça faire appel à Greg qui a déjà prouvé qu'il savait parfaitement s'adapter à l'univers tintinesque, notamment dans ses projets inachevés avec Hergé Les Pilules et Tintin et le Thermozéro.
Dans un premier temps, Fanny Remi, veuve de Hergé, confie les notes sur l'Alph-Art à De Moor. Cependant Benoît Peeters, qui n'est pas convaincu du travail de De Moor sur Tintin et les Picaros, convainc Fanny qu'elle a fait le mauvais choix : celle-ci recontacte donc De Moor pour lui retirer la permission de travailler sur l'Alph-Art.
En attendant, les tintinophiles ont déjà eu vent de l'album inachevé et l'attendent avec impatience : il faut sortir quelque chose. Peeters reprend les notes d'Hergé et entreprend de les mettre en ordre. Il sélectionne parmi la cent-cinquantaine de pages brouillonnes d'Hergé celles qui permettent de faire un récit cohérent.
Il décide de mettre de côté la page qui dévoile la véritable identité d'Endaddine Akass, le « méchant » de l'album - en réalité Rastapopoulos - afin de créer artificiellement le mythe selon lequel Hergé aurait emporté le secret dans sa tombe.
En 1986 sort donc un album assez étrange et coûteux, comportant deux cahiers parallèles : l'un réunit les notes brouillonnes d'Hergé, ou du moins celles qui ont été retenues par Peeters, l'autre présente une retranscription du scénario.
Beaucoup de tintinophiles sont assez déçus du résultat, d'une part à cause du prix nettement plus élevé que les autres albums, et d'autre part par la qualité du contenu : en effet le scénario est assez inconsistant et la fin frustrante. Néanmoins il reste le charme de découvrir la dernière aventure de Tintin directement via les notes d'Hergé.
Suite à cette frustration, plusieurs personnes décident d'achever elles-mêmes l'album. Certains uniquement pour se faire de l'argent sur le dos des tintinophiles déçus, d'autres uniquement par passion. C'est le cas d'Yves Rodier, dont l'Alph-Art est très apprécié des tintinophiles. Bob De Moor lui-même fut impressionné par le travail de ce dessinateur débutant.
Tintin et l'Alph-Art est l'ultime aventure de Tintin, laissée inachevée après la mort de son créateur Hergé en 1983. Le projet devait à l'origine être achevé par le premier assistant d'Hergé, Bob De Moor, mais cette reprise fut rapidement avortée par Fanny Remi, veuve d'Hergé, sur le conseil de Benoît Peeters. C'est pourquoi en 1986 l'album a été publié dans sa version inachevée, comprenant les notes d'Hergé et les trois premières pages crayonnées.
Rapidement, de nombreux fans déçus se sont attelés à leurs propres versions. Celle de Yves Rodier est terminée en 1991 et la soixantaine d'exemplaires tirés par l'auteur pour ses amis devient vite un objet de convoitises parmi les collectionneurs. Certes le dessin souffre encore de beaucoup de maladresses (il a été commencé alors que l'auteur avait 19 ans) mais le trait d'Hergé est respecté, et même Bob De Moor se serait montré impressionné.
Dans le courant des années 1990, l'Alph-art d'Yves Rodier devient vite un mythe parmi les tintinophiles frustrés par les gribouillis inachevés d'Hergé[réf. nécessaire]. Les tirages pirates s'achètent sous le manteau des libraires spécialisés à prix d'or et beaucoup parlent et spéculent autour de l'album sans même l'avoir lu[réf. nécessaire].
Toutes ces ventes se font bien entendu sans le consentement, ni des ayant-droit d'Hergé, ni de Rodier, qui se trouve vite dépassé par la situation.
En 2001, Yves Rodier espère stopper cette surenchère en autorisant deux sites, dont le célèbre Tintin est vivant!, à diffuser gratuitement sa version de l'Alph-art. Tout ceci n'est pas du goût de la Fondation Hergé qui attaque les sites pour faire stopper la diffusion de l'album interdit.
Plusieurs versions colorisées par des fans sont apparues. D'autres, moins scrupuleux, ont profité de la mise à disposition de l'album pour le réimprimer et le vendre à ceux qui croient encore trouver l'album "introuvable" et qui sont prêt à mettre naïvement le prix qu'il faudra pour l'acquérir.
On en trouve régulièrement sur des sites de ventes aux enchères, dans des brocantes ou des festivals, souvent dans une qualité d'impression médiocre et à des prix prohibitifs.