Le Crabe aux pinces d'or
Avec la guerre disparaît Le Petit Vingtième. C'est dans le journal Le Soir que Le Crabe aux pinces d'or trouvera refuge. Cette aventure, en partie saharienne, est marquée par l'apparition d'un marin alcoolique et barbu qui ne tardera pas à se rendre indispensable: Haddock.
Hors-texte couleurs du Crabe aux pinces d'or.
Des circonstances nouvelles
A plusieurs titres, les années de guerre constituent une période décisive pour Hergé. Divers changements fondamentaux, externes et internes, vont conduire son œuvre à prendre son visage définitif.
Les premiers de ces changements coïncident avec la parution du Crabe aux pinces d'or.
Le 9 mai 1940, l'entrée en Belgique des troupes allemandes interrompt la publication de Tintin au pays de l'or noir (publication qui ne sera reprise que beaucoup plus tard) en même temps qu'elle met fin à l'existence du XXe siècle. Dans tout le pays, c'est la débâcle.
«Pour ma part, explique Hergé à l'un de ses correspondants de l'époque, l'Armée ayant renoncé momentanément à mes services, je suis parti le 15 mai pour Paris, avec ma femme, ma belle-sœur et sa petite fille.
De là nous sommes filés en Auvergne, chez des amis, où nous avons attendu les événements. Le 30 juin, nous étions de retour à Bruxelles. Et voilà!... Le Vingtième est mort. Le Petit Vingtième aussi. Attendons la suite. » (Lettre à Charles Lesne du 10 août 1940).
La suite, Hergé ne devra pas l'attendre trop longtemps. Dès le 5 septembre, il signale que le quotidien bruxellois Le Soir, que dirige maintenant Raymond de Becker sous le contrôle de l'occupant, lui a demandé «de mettre sur pied un hebdomadaire illustré pour enfants dans le genre du Petit Vingtième.
Tout est prêt, on n'attend plus que l'autorisation. » (Lettre à Charles Lesne du 6 septembre 1940).
Le 17 octobre 1940, Le Soir-Jeunesse paraît pour la première fois. Il occupe une feuille entière pliée deux fois, soit huit pages, dont deux sont réservées aux «Nouvelles Aventures de Tintin».
Hélas, ce petit supplément ne connaîtra pas la même carrière que celui sur lequel il est calqué. De mois en mois, les difficultés liées à la guerre vont le réduire comme une peau de chagrin.
En mai 1941, il ne dispose plus que d'une demi-feuille. Le 23 septembre de la même année, le supplément hebdomadaire disparaît et c'est en minuscules strips quotidiens de 17 cm sur 4 que Le Crabe aux pinces d'or continue d'être publié.
La technique narrative d'Hergé va être largement transformée par cette nouvelle exigence de découpage. Il ne s'agit plus, en effet, d'accrocher le lecteur à la fin de chaque double page.
Il faut retenir son attention au terme de chaque ligne, et donc presque à chaque instant. Hergé se servira de cette contrainte pour donner à ses récits encore plus de densité, à ses dessins encore plus d'efficacité.
Outre ce changement de rythme, Le Soir lui apportera l'avantage de sa grande diffusion. Au moment où Hergé commence à y collaborer, le tirage de ce quotidien vient de dépasser les 300 000 exemplaires. Il constituera une formidable tribune publicitaire.
Il ne faut pas oublier en effet que, tout au long des années trente, les ventes des Aventures de Tintin étaient restées on ne peut plus modestes. Le premier tirage des albums était de 8 000 exemplaires. Il mettait plusieurs années à s'épuiser.
C'est à la fin de 1941, au moment de la sortie du Crabe aux pinces d'or que les ventes commencent à décoller. « Les commandes arrivent en telle avalanche que notre tirage du Crabe va y passer complètement et nous n'avons plus de papier pour une réimpression à bref délai.
Actuellement, la situation est telle que les ateliers de fabrication ne peuvent pas suivre le rythme des expéditions», écrit Charles Lesne, l'interlocuteur privilégié d'Hergé aux éditions Casterman.
Entrée en scène du capitaine
Peut-être ce début de succès était-il lié à l'apparition d'un nouveau personnage, haut en couleurs, qui allait bientôt devenir l'indispensable alter ego de Tin-tin. Pour nous, aujourd'hui, l'apparition d'Haddock est en tout cas si déterminante que l'on est toujours tenté de définir Le Crabe aux pinces d'or, par-delà son intrigue centrée une nouvelle fois sur le trafic de drogue, comme l'album où le capitaine fait son entrée dans la série.
À l'époque pourtant, Hergé n'avait pas du tout prévu la place que le bouillant marin allait prendre dans les aventures du reporter.
«Pas plus que la Castafiore, je n'aurais cru qu'il allait jouer un rôle de premier plan : il m'a vraiment entraîné, presque de force. Il s'est imposé!
Au début, il n'est pas du tout sympathique. C'est un ivrogne, esclave de son vice: une véritable loque. Lorsqu'il sème la panique dans les rangs des Arabes fuyant sa terrible colère, il n'est pas héroïque du tout : il est simplement ivre comme toute la Pologne. » (Numa Sadoul, Entretiens avec Hergé, Casterman 1983, p. 102.)
Tintin semble néanmoins deviner sur-le-champ le personnage qui se cache derrière cette apparence peu avenante puisque, lorsqu'il réussit à quitter le sinistre Karaboudjan, il entraîne avec lui son pitoyable capitaine, après lui avoir fait promettre de ne plus boire.
Un décor marocain caractéristique, fidèlement reproduit dans l'album
Le modèle du Karaboudjan: ne jurerait-on pas que le capitaine Haddock va en sortir d'un instant à l'autre?
Plusieurs fois au cours du voyage pourtant, Haddock cédera encore à son penchant pour l'alcool, provoquant automatiquement une nouvelle catastrophe. Seule une véritable épreuve, adaptée à son mal, sera en mesure de le guérir: l'avion piloté par Tintin s'écrase au milieu du désert, laissant les héros sans vivres ni boisson. «Le pays de la soif», ne cesse de répéter un Haddock atterré.
C'est cette traversée du désert qui va permettre à ce comparse un peu lamentable d'accéder au rang de personnage à part entière. Après cette purge, le capitaine pourra devenir le compagnon définitif du héros. Son goût pour la bouteille ne sera plus qu'une aimable attirance.
Il est en tout cas une des caractéristiques d'Haddock qui apparaît dès cette première aventure, c'est sa verve exubérante. Confronté aux pillards au beau milieu du désert, il lâche soudain ses premières bordées d'injures, aux accents déjà bien caractéristiques :
«Canailles!... Emplâtres!... Va-nu-pieds!... Troglodytes!... Tchouck-tchouck-nougat!... Sauvages!... Aztèques!... Grenouilles!... Marchands de tapis!... Iconoclastes!... Chenapans!... Ectoplasmes!... Marins d'eau douce!... Bachi-Bouzouks!... Zoulous!... Doryphores!...»
A Numa Sadoul qui l'interrogeait sur l'origine des « mots » du capitaine, Hergé raconta ce qui lui en avait donné l'idée : « Ça remonte à l'époque où venait d'être conclu un accord politique entre grandes puissances qui s'appelait le «Pacte à quatre».
Et j'avais assisté à une querelle entre une marchande des quatre-saisons et une de ses clientes qui avait sans doute discuté d'un prix ou critiqué la qualité de sa marchandise.
Toujours est-il que la marchande, probablement à bout d'arguments, lui avait lancé derrière sa charrette «Espèce de Pacte-à-quatre que vous êtes!...». Ça m'avait paru d'une efficacité surprenante ! » (Numa Sadoul, op. cit., p. 78-79.)
Les albums suivants nous donneront l'occasion d'apprécier ces multiples apostrophes. Dans son livre de 1959 intitulé Le Monde de Tintin, Pol Vandromme en avait déjà dénombré 169!
Deux annonces publicitaires parues dans Le Soir au moment de la sortie du Crabe aux pinces d'or. La ruée sur l'album était telle que les éditions Casterman prièrent Hergé d'interrompre la publication de ces annonces, n'étant plus en mesure de servir les commandes...
Le Crabe aux pinces d'or fut le premier album d'Hergé à bénéficier d'une adaptation cinématographique. C'est en 1947 que la cinéaste Claude Misonne réalisa ce long métrage où les héros d'Hergé se trouvaient représentés par des poupées, animées image par image.