L'Île noire

 Avec l'Île noire, Hergé s'attaque à une aventure purement policière, sans autre recours à l'exotisme que quelques costumes écossais. La principale originalité de l'histoire réside dans les diverses métamorphoses qu'elle a subies : il en existe trois versions.

 Faux-monnayeurs et vieux démons

 L'Oreille cassée pouvait déjà être lue comme une fable monétaire : la description figurée d'une économie en pleine crise, sujette depuis peu au mécanisme de l'inflation.

En l'absence de l'équivalent général (le fétiche contenant le diamant), le système de valeurs se trouvait gravement déréglé: une statuette pouvait valoir 200 francs (« c'est pour rien» disait Tintin) et quelques instants plus tard « 17,50 F la paire». Tout était sens dessus dessous ; la confusion régnait en maître.

 Avec L'Île noire, Hergé développe, beaucoup plus explicitement cette fois, un thème directement financier, celui de la fausse monnaie.

 Le problème était d'actualité, il faut le dire. Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, l'impression et la distribution de fausse monnaie avaient connu un développement considérable, favorisées qu'elles étaient par les progrès des moyens de communication et particulièrement de l'aviation. Une convention internationale, regroupant de nombreux pays, s'était même réunie à Genève en avril 1929 pour tenter d'enrayer les activités des faussaires.

 L'originalité du récit mis au point par Hergé est de lier cette situation moderne à une série de mythes traditionnels, issus de la littérature fantastique: l'île maudite, les ruines et surtout la «bête».

À la fin de son histoire, l'auteur réunit habilement ces deux univers réputés incompatibles en montrant que les gangsters modernes sont parfaitement capables de jouer sur les vieilles angoisses et de se servir de peurs ancestrales pour mener à bien leurs projets.

 Nouvelles figures

 

 Aussi étonnant que cela puisse paraître, le choix de l'élément le plus archaïque de l'histoire, la bête, pourrait bien lui aussi provenir de l'actualité de l'époque.

L'on peut voir en effet dans le gorille Ranko le résultat d'une double influence: celle du film King Kong de Cooper et Schoedsack qui avait connu un succès retentissant en 1933 et celle, plus spécifiquement anglaise, des bruits alors récurrents sur le monstre du Loch Ness, bruits auxquels Tintin fait d'ailleurs une allusion ironique dans le cours du récit.

 Par delà ces influences éventuelles pourtant, Ranko constitue, surtout pour nous, une anticipation d'une figure-clé des Aventures de Tintin: le yéti. Comment ne pas songer à cet Homme des Neiges, finalement si peu abominable, en voyant la tristesse de Ranko au moment de quitter Tintin?

 L'Île noire voit aussi l'apparition d'un nouveau personnage de mauvais, le redoutable docteur Mùller, dissimulant ses activités de gangster sous sa couverture de directeur d'asile.

 «Mûller est un Rastapopoulos qui paierait davantage de sa personne, expliquait Hergé. Mùller est énergique alors que l'autre est mou, adipeux. D'ailleurs, dans Coke en stock, il se lancera personnellement dans l'aventure sous le nom de Mull Pacha, tout comme ce très réel officier britannique qui opérait en Jordanie et se faisait appeler «Glubb Pacha». » (Numa Sadoul, Entretiens avec Hergé, Éd. Casterman 1983, p. 102)

Quoique ses activités soient encore strictement limitées au territoire britannique dans L'Île noire, Mûller emploie déjà les méthodes pour le moins expéditives qui le caractériseront de plus en plus.

 Les métamorphoses d'une histoire

 Par delà ces diverses innovations pourtant, c'est certainement dans les innombrables transformations subies par cet album que réside sa principale originalité. De toute l'histoire de la bande dessinée, L'Île noire est probablement le seul récit à avoir connu trois versions différentes.

 La première est celle qui parut dans Le Petit Vingtième du 15 avril 1937 au 16 juin de l'année suivante, puis dans Cœurs Vaillants sous les titres successifs de Sur la piste du mystère et Tintin et le mystère de l'avion gris, avant d'être éditée en volume par Casterman à la fin de 1938. Cet album, comprenant 124 planches en noir et blanc.

 La deuxième version fut publiée en 1943, au moment où Hergé, en raison de la pénurie de papier, mit en couleurs plusieurs de ses albums en les réduisant à 62 pages. Cette nouvelle édition ne présentait guère de changements notables par rapport à la version d'origine dont elle respectait le découpage et les décors.

 Quant à la troisième version, celle qui est actuellement disponible en librairie, elle fut entièrement redessinée par l'auteur et ses collaborateurs en 1965.

«Il s'est passé ceci pour L'Île noire, racontait Hergé, c'est que cet album n'avait jamais été traduit en Angleterre et que mon éditeur anglais, avant de le publier, l'a lu — ce sont des choses qui arrivent ! — et il m'a dit :

« Écoutez, il n'est pas possible de le laisser comme ça. D'abord, cela a été dessiné à une autre époque et puis il y a des tas d'erreurs au point de vue de la réalité de la chose anglaise.»

Il avait dressé une liste complète et exacte des erreurs, invraisemblablement nombreuses, que contenait cette histoire. » (B. Peeters & P. Hamel, «Entretien avec Hergé, in revue Minuit n° 25, sept. 1977, p. 7)

 Sans rechigner le moins du monde, Hergé accepta de remanier son ouvrage. Il envoya en Angleterre son principal collaborateur, Bob De Moor, en le chargeant de redonner à l'histoire jeunesse et authenticité. De Moor y séjourna une dizaine de jours, visitant une à une les étapes du trajet de Tintin et accumulant croquis, photos et documents.

 On lui fit remarquer les particularités des falaises, des plaques minéralogiques et des ponts de chemin de fer.

 On l'emmena voir Scotland Yard, une caserne de pompiers et même le service des tailleurs de la police, où on lui proposa d'emporter un complet uniforme de Bobby...

Les modifications apportées à la version précédente furent innombrables, allant bien au-delà d'une simple rectification des inexactitudes. Les costumes furent mis au goût du jour, les véhicules actualisés, certains noms de lieux rectifiés.

Souvent même, c'est les cadrages ou les mises en page qui se trouvèrent transformés pour mettre en valeur les enrichissements du décor. D'une attention accrue portée aux couleurs résulta un important changement d'atmosphère dans la partie finale de l'histoire : l'île noire baigne désormais dans un climat beaucoup plus oppressant.

 Ces modernisations de tous ordres, qui n'affectent jamais le scénario d'origine, sont pourtant loin d'être sans impact sur lui : elles conduisent parfois à des décalages imprévus, modifiant notre vision du récit.

 C'est ainsi que l'épisode des clés égarées du garage des pompiers (pages 19 à 21), parfaitement accordé à l'antique voiture à bras de la version ancienne, devient curieusement incongru dans l'édition redessinée: il est pour le moins ahurissant qu'une équipe de pompiers pourvue d'un véhicule aussi performant n'ait pas songé à améliorer l'ouverture du garage.

De même, la scène où Tintin suit, sur un téléviseur, les exploits aériens des Dupondt, a une force nettement moindre dans le dernier état de l'histoire: avions et postes de télévision sont beaucoup plus banals dans l'Angleterre de 1965 que dans celle de 1937.

 Qu'on me comprenne bien: il ne s'agit nullement, par de telles remarques, de venir chicaner Hergé à propos de quelques points mineurs mais simplement de montrer à quel point les trouvailles et les gags de la première version étaient solidaires de ses naïvetés. Le récit et son contexte étaient exactement contemporains ; ils se convenaient l'un à l'autre jusque dans les moindres détails.

Ces décors réduits à leur plus simple expression, ces pièces où n'étaient montrés que les quelques objets nécessaires à l'action, étaient merveilleusement adéquats à la simplicité narrative de cette course-poursuite.

L'album dans son ensemble avait la même irréalité poétique que cette Angleterre de pacotille peinte dans Les trente-neuf marches par cet Anglais pourtant authentique qu'était Alfred Hitchcock.

On l'aura compris: il existe selon nous deux Îles noires, aussi défendables l'une que l'autre. L'une met l'accent sur la fantaisie, l'autre sur le réalisme.

 L'un des hors-texte en couleurs de la première version  de L'Île noire: un premier regard sur l'Écosse, encore tout empreint de fantaisie.

La voiture de pompiers de la page 21 et le document qui l'inspira.

Première carte envoyée par Bob De Moor lors de son voyage en Angleterre. Le document fut utilisé pour le bateau de la page 7.

Trois des nombreux croquis réalisés par Bob De Moor pendant son séjour en Grande-Bretagne.

 

Esquisse de la couverture de L'Ile noire dessinée au moment de la refonte de l'album. Huit projets, très différents les uns des autres, avaient été réalisés avant qu'un accord ne se fasse sur celui-ci.

 

 

 

 

 

 

 

 

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