Tintin au pays des Soviets
En janvier 1929, Hergé crée le personnage qui fera sa gloire. Déjà accompagné de Milou, Tintin part pourfendre les Bolcheviques. Rapidement introuvable, ce premier album deviendra un véritable mythe.
La création du personnage
Hergé a toujours eu un remarquable sens de l'adaptation, une aptitude presque caméléonesque à s'imprégner du milieu dans lequel il se mouvait. Lorsqu'il dessinait Totor pour Le Boy-Scout belge, son héros était chef de patrouille. Lorsqu'il créa Tintin pour le supplément du XXe siècle, le personnage devint tout naturellement reporter, envoyé spécial du Petit Vingtième.
IL faut dire aussi que les grands reporters étaient à l'époque des gens particulièrement en vue: Joseph Kessel, Albert Londres et quelques autres faisaient monter spectaculairement les tirages des journaux qui publiaient leurs récits de voyages.
Malgré ses moyens très limités, Le XXe siècle avait lui-même ses reporters, et au premier rang un certain Léon Degrelle qui deviendra bientôt le leader du mouvement rexiste, le parti fasciste belge. (Notons dès à présent, à ce propos, que si Hergé sera conduit, au début des années trente, à rencontrer Degrelle de temps à autre, il ne partagera jamais ses opinions politiques.)
Alors qu'il se morfondait dans les bureaux du quotidien, Hergé avait eu tout le loisir de fantasmer sur les aventures exaltantes de ces journalistes hors du commun. Peut-être même avait-il rêvé de partir lui aussi enquêter « sur le terrain ». Tintin allait réaliser à sa place cette vocation d'un instant.
Bien que cette fonction de reporter survive officiellement jusqu'au milieu de la série au moins (les premiers albums noir et blanc étaient surtitrés «Les Aventures de Tintin, reporter» et dans L'Étoile mystérieuse il est dit que le héros «représente la presse d'information»), ce n'est que dans cette première histoire que le personnage exerce vraiment sa profession.
Encore s’agit-il d'une conception relativement peu orthodoxe, et passablement musclée, du métier de journaliste. On ne voit Tintin écrire qu'une seule fois, un article particulièrement long il est vrai. Le reste du temps, il provoque les événements davantage qu'il ne les décrit, se lançant à longueur de pages dans d'invraisemblables bagarres.
Le moins que l'on puisse dire d'ailleurs, c'est que Tintin ne brille guère, dans cet album, par la subtilité de son caractère ou la cohérence de son comportement.
Comme le notait fort justement Pol Vandromme, « son personnage, Hergé ne le tient pas encore. Il hésite devant lui, il le découvre à tâtons...
Sur les premières images, son ridicule s'épanouit sans retenue. On dirait un pingouin qui prend la pose devant les caméras de Walt Disney. Puis, au fur et à mesure qu'Hergé l'a mieux en main, son ridicule s'atténue. Il se débrouille mieux avec ses maladresses.
Non qu'il soit déjà cette espèce d'ange de bravoure bien rosé et bien aguichant, mais il prête moins à la risée et les humiliations s'abattent moins souvent sur lui (Pol Vandromme, Le Monde de Tintin, Éd. Gallimard 1959 (épuisé), p. 44-45). »
Cette relative incohérence du personnage de Tintin dans la première de ses Aventures, il importe, pour la comprendre, de se replacer dans le contexte de l'époque.
Lorsqu'Hergé créa son héros, il n'avait, cela va de soi, aucune idée de l'avenir que connaîtrait la série. En fait, il ne savait même pas où le mènerait cette histoire, sa seule préoccupation étant d'ajouter chaque semaine deux nouvelles planches à celles qui avaient déjà été publiées et de tirer Tintin du mauvais pas dans lequel il venait de le fourrer.
«Rien n'était construit. Rien n'était prémédité», expliqua-t-il à Numa
Sadoul. «Je partais moi-même à l'aventure sans aucun scénario, sans aucun plan:
c'était réellement du travail à la petite semaine; je ne considérais même pas
cela comme un véritable travail, mais comme un jeu, comme une farce (Numa
Sadoul, Entretiens avec Hergé, p. 36). »
Malgré cette improvisation un peu brouillonne, il est un élément essentiel de la série qui se trouve mis en place dès le premier instant: Milou. Autant le personnage de Tintin évoluera, autant le petit fox-terrier blanc que l'on retrouvera toujours à ses côtés restera égal à lui-même.
Dès les premières planches d'Au pays des Soviets, il est là, ironique, courageux, casanier parfois, corrigeant déjà par son impertinence ce que son maître pourrait avoir de trop boy-scout.
Une Russie de cauchemar
Totor était parti en Amérique. C'est en Russie soviétique que Tintin et Milou vont vivre leurs premières aventures. Pourquoi le pays des Soviets? se demandera-t-on peut-être.
À la vérité, ce choix était bien davantage celui de l'abbé Wallez que celui d'Hergé lui-même. A la rédaction du XXe siècle, on bouffait du bolchevique à longueur de colonnes.
Chargé de mettre les jeunes lecteurs au courant des méfaits du régime soviétique tout en les distrayant, Hergé n'avait, on s'en doute, aucune possibilité d'aller visiter le pays dans lequel il allait envoyer son héros. Ni même le loisir d'analyser une documentation abondante.
Tous les éléments de couleur locale que contient l'album lui furent fournis par une source unique : le livre Moscou sans voiles qu'avait fait paraître en 1928 un certain Joseph Douillet, ancien consul de Belgique à Rostov-sur-le-Don.
La lecture de cet ouvrage — qui à l'époque avait été un quasi-best-seller — est aujourd'hui assez déconcertante, tant sont parfois inattendus les reproches que l'auteur adresse au régime bolchevique.
L'une des tares principales de l'Union soviétique est ainsi, selon Monsieur Douillet, d'avoir introduit la mixité dans l'enseignement. «Les communistes réunissent en effet, avec une préméditation immorale, les deux sexes dans leurs écoles», écrivait le digne diplomate.
Mais ce qui frappe surtout, lorsque l'on parcourt ce volume, c'est à quel point Hergé est resté proche de sa source. Certains passages sont à l'origine de scènes entières de l'album. D'autres fragments se trouvent repris quasiment mot pour mot, au premier rang desquels cette saisissante description d'une élection.
«Le communiste camarade Oubiykone (président sortant du comité exécutif) prononça un discours. Voici en quels termes il apostropha la foule:
- Trois listes sont en présence: l'une est celle du parti communiste. Que ceux qui s'opposent à cette liste lèvent la main !
Simultanément, Oubiykone et ses quatre collègues sortirent leurs revolvers et désignèrent la foule des paysans, l'arme menaçante au poing. Oubiykone continua:
- Qui donc se déclare contre cette liste? Personne? Je déclare donc que la liste communiste passe à l'unanimité. Il devient donc inutile de faire voter pour les deux autres. »
Malgré le caractère plus que sommaire de la documentation dont disposait Hergé, il est permis de se demander jusqu'à quel point l'album aurait été différent si l'auteur s'était rendu sur place avant de le dessiner.
Réalisée au cours d'une des pires périodes de l'histoire soviétique (celle où Staline, venant de prendre définitivement le pouvoir, lance le premier plan quinquennal et la « dékoulakisation »), cette aventure de Tintin recoupe largement, naïveté mise à part, maints autres ouvrages plus sérieux.
À lire par exemple un volume aussi peu suspect d'anticommunisme primaire que le Retour d'U.R.S.S. d'André Gide, publié presque à la même époque, on est frappé par le nombre de points communs avec le premier album d'Hergé...
L'une des premières couvertures dessinées pour Le Petit Vingtième.
L'invention de la bande dessinée
Par-delà cet aspect politique, ce qui, aujourd'hui, est passionnant pour nous dans ce volume, c'est que nous y voyons s'inventer la bande dessinée selon Hergé.
Depuis Totor, le dessinateur a fait une découverte importante. Par l'intermédiaire de journaux mexicains envoyés à Bruxelles par Léon Degrelle, Hergé vient de prendre connaissance de la bande dessinée américaine. Bringing up father, Krazy Cat et les Katzenjammer Kids l'impressionnent particulièrement.
Sous l'influence de ces «comics», l'auteur vient d'accomplir un saut décisif, passant de la conception illustrative qui était encore celle de Flup et Nénesse à un langage véritablement nouveau où texte et image se complètent sans se redoubler.
Ce système qui aujourd'hui nous paraît évident était à l'époque si loin d'aller de soi que, lorsque Tintin au pays des Soviets fut repris dans l'hebdomadaire français Cœurs vaillants, les responsables du journal, convaincus que les lecteurs seraient incapables de comprendre, rajoutèrent des légendes explicatives en dessous des images. Hergé dut intervenir vigoureusement pour qu'ils cessent.
Ce qui est également fascinant dans cette première Aventure de Tintin, c'est la prodigieuse évolution qui se marque de page en page. Quel chemin parcouru depuis cette première planche à tous égards rudimentaire jusqu'à ces dernières séquences parfois très remarquables!
Peu à peu, on voit le trait s'affiner, les cadrages devenir plus audacieux, les mouvements plus justes et plus élégants. Surtout, on voit l'auteur maîtriser de mieux en mieux le médium qui sera désormais le sien, cherchant la meilleure manière d'intégrer les phylactères ou inventant ces symboles graphiques qui donneront à ses récits une clarté visuelle sans pareille.
Genèse d'un mythe
En 1930, peu après la fin de la parution de l'histoire dans l'hebdomadaire, Les Éditions du Petit Vingtième publieront en album ce récit qui avait suscité l'enthousiasme de nombreux lecteurs.
Les 500 premiers exemplaires étaient numérotés et signés «Tintin et Milou»; ils constituent aujourd'hui le must absolu pour un collectionneur de B.D. Quant aux neuf éditions courantes qui se succédèrent (éditions ne différant que par la justification de tirage en page de titre), elles ne sont guère moins rares aujourd'hui.
Tintin au pays des Soviets fut en effet le seul des albums d'Hergé à ne pas avoir été repris, dans les années suivantes, par les Éditions Casterman. Sans doute l'auteur ne tenait-il pas à ce que reparaisse cette histoire trop datée et surtout trop maladroite.
La réputation d'Hergé ne cessant de croître, cet album devient peu à peu un mythe dans le monde de la bande dessinée. Dans les archives des Studios Hergé, on découvre des lettres, datant du début des années 40, où de jeunes lecteurs s'enquièrent de la possibilité d'obtenir ce volume. Bientôt, les rares exemplaires qui ont survécu vont s'arracher à prix d'or.
En 1969, à l'occasion du quarantième anniversaire de la série, les Studios Hergé procèdent à une réédition hors commerce de 500 exemplaires numérotés. Seuls quelques privilégiés ont accès à ce volume qui, loin de désamorcer la curiosité, va contribuer à l'amplification du mythe qui est en train de se créer autour de cet album.
La demande est si forte que plusieurs éditeurs peu scrupuleux décident de sauter sur l'occasion. Au début des années 70, on voit apparaître sur le marché diverses éditions pirates dont les prix sont aussi exorbitants que la qualité est détestable. Hergé tente d'abord de saisir la justice.
Puisque de nouvelles éditions n'arrêtent pas de refaire surface, il se résout finalement à couper l'herbe sous le pied aux pirates en autorisant la republication de l'histoire. En 1973 paraît le volume des «Archives Hergé». Outre l'aventure soviétique, il propose Tintin au Congo et Tintin en Amérique dans leurs versions noir et blanc.
On aurait pu s'imaginer que les choses allaient en rester là. Les collectionneurs ne l'entendaient pourtant pas de cette oreille. Après une courte période d'accalmie, de nouvelles éditions pirates firent leur apparition sur le marché, imitant avec beaucoup de soin l'édition d'origine et parfois vendues comme telle à des acheteurs peu au courant.
Il ne restait donc qu'une seule solution : publier un véritable fac-similé de la première édition de l'album, utilisant le même papier, la même couverture et le même type de reliure. Exceptionnel fut le succès de l'initiative. Au cours des trois derniers mois de 1981, il se vendit près de 100 000 exemplaires de cette réédition plus qu'attendue. ..
Couvertures de deux des nombreuses éditions-pirates de l'album.
A l'occasion du numéro de Noël 1929 du Petit Vingtième, une planche de Tintin se trouva mise en couleurs pour la première fois.