Tintin au Tibet
Crayonné de l'une des planches les plus inoubliables de l'album.
Les blancheurs himalayennes dont Hergé ne cessait de | rêver à l'époque de Tintin au Tibet.
Une grave crise personnelle
Si j'ai rarement évoqué la vie d'Hergé au fil de ces introductions, c'est à la fois parce que l'auteur chercha toujours à préserver son intimité et parce que cette vie, essentiellement vouée au travail créateur, fut étonnamment peu chargée en événements extérieurs.
Lorsque l'on aborde Tintin au Tibet pourtant, il paraît inévitable de parler du dramatique conflit intérieur qui secouait à l'époque le dessinateur. Laissons-le évoquer lui-même cette période de son existence:
« A un certain moment de ma vie, je me suis trouvé dans des circonstances telles que je me suis décidé à faire appel à un psychanalyste. Jung étant mort, c'est à un de ses élèves, le professeur Ricklin, de Zurich, que je me suis adressé. Je suis allé le voir, je lui ai expliqué ce qui se passait et aussi quel était mon travail. Je traversais alors une crise morale assez grave: j'étais marié et j'aimais quelqu'un d'autre; la vie ne me semblait plus possible avec mon épouse, mais, d'autre part, j'avais toujours mon idée un peu scoute de la parole donnée une fois pour toutes. C'était une vraie catastrophe. Je me trouvais complètement déchiré.
J'ai donc été voir Ricklin et je lui ai raconté les rêves que je faisais. C'étaient des rêves de blanc, uniquement de blanc - on retrouve quelque chose de cela dans Tintin au Tibet - et Ricklin m'a dit cette chose qui m'a beaucoup frappé : « Il faut tuer en vous le démon de la pureté ! » Pour moi, ça a été un choc! Le démon de la pureté: c'était le renversement complet de mon système de valeurs. La prise de conscience n'a pas été sans mal.
Ricklin m'avait d'ailleurs dit que je devais cesser de travailler parce que je ne pourrais pas mener de front mon rééquilibrage et mon travail. Je me suis accroché pourtant - toujours comme un bon petit boy-scout - et j'ai terminé Tintin au Tibet malgré tout (Benoît Peeters, Le Monde d'Hergé, éditions Casterman, 1983, p. 30.). »
Achevé non sans mal, l'album constitua la meilleure des réponses à cette crise dans laquelle se débattait Hergé. Lui qui toujours, contrairement à bon nombre de ses collègues, avait tenu à s'impliquer dans ses bandes dessinées, il avait mis dans ce volume-ci le plus intime de lui-même ; c'est sans doute ce qui donne à cette histoire ce ton si particulier et cette force de crédibilité sans pareille.
Une quête du Graal
Malgré l'apparente homogénéité de la série, chaque nouvelle aventure de Tintin se définit souvent par opposition avec celle qui la précède immédiatement. C'est ainsi qu'autant Coke en stock est un récit foisonnant, d'allure déstructurée, faisant intervenir un grand nombre de figures des récits antérieurs, autant Tintin au Tibet constitue une épure, une trajectoire directe et dépouillée, plus linéaire, plus sobre, que celle d'aucun autre volume. Pas de Dupondt ici, pas de Lampion, un Tournesol confiné dans les seules premières planches et redevenu un quasi-étranger. Pas de mauvais non plus, puisque même le Yéti s'avère finalement n'en être pas un. Le petit nombre de protagonistes, la simplicité de l'action créent toutes les conditions d'une confrontation essentielle, celle qui verra un Tintin plus humain que dans ses autres aventures partir à la recherche de son ami perdu.
Une recherche qui est pourtant loin d'aller de soi, car, du début à la fin de l'histoire, tout le monde semble d'accord pour déconseiller à Tintin de s'y lancer. Il lui faut lutter contre les vacanciers de l'Hôtel des Sommets, dérangés dans leur quiétude par son cri retentissant, lutter contre Tournesol qui s'obstine à comprendre Champagne quand Tintin veut lui parler de Tchang, contre Haddock qui pourtant le suivra jusqu'au bout de son périple. Lutter encore contre le responsable de l'aéroport de Kathmandou, l'oncle adoptif de Tchang, Tharkey et ses porteurs et même contre le Grand Précieux de la lamaserie.
A tous ces gens bardés de certitudes, Tintin n'a d'abord à opposer que sa seule foi, fondée sur un simple rêve qu'il s'obstine à croire télépathique. Puis viennent, de plus en plus concrets, des signes qui le confortent dans son assurance: la géniale cascade de «Tchang» des premières pages, l'inscription gravée dans la grotte, l'écharpe jaune accrochée au rocher et enfin la providentielle vision de «Foudre bénie».
Du début à la fin, Tintin au Tibet fait penser à la quête du Graal menée par Perceval. Comme le héros de Chrétien de Troyes, «Cœur pur» va réussir parce qu'il est plus innocent qu'aucun autre. Autrefois, Tintin courait sans trop se poser de questions derrière le fétiche à l'oreille cassée ou le trésor de Rackham le Rouge. Aujourd'hui, il avance avec patience et détermination, sans jamais dévier de sa route. Et le Graal qu'il trouve au terme de sa quête est le plus précieux qui se puisse concevoir, l'amitié.
A côté de ce Tintin quelque peu transformé, plus faible mais plus attachant qu'auparavant, évolue un Haddock plus désemparé qu'il n'y paraît. Bourru et touchant à la fois, il apporte à cet album l'indispensable contrepoint humoristique qui l'empêche de basculer dans le mélodrame. Mais pour avoir les pieds sur terre, le capitaine est loin d'être insensible. Ainsi que le note fort justement Pierre-Yves Bourdil, «il montre qu'en restant à hauteur d'homme, on peut vivre aussi intensément que la plus idéaliste des passions. Il joue le rôle que tiennent auprès des héros tragiques leurs confidents, cherchant une médiation entre l'absolu et le quotidien. H vit l'aventure sur un autre registre, comme en peinture ou en musique on triche avec l'exactitude pour adapter les tons et les voix, et produire un effet juste artificiellement, puisqu'on ne le peut absolument (Pierre-Yves Bourdil, Hergé, Ttntin au Tibet, éditions Labor, 1985, p. 57.). »
Une documentation paradoxale
Un pays étrange qui n'est presque que blancheur, un animal qui peut-être n'existe pas, tels étaient les principaux éléments extérieurs sur lesquels s'appuyait Hergé pour ce récit dépouillé entre tous.
Ce serait pourtant mal connaître le dessinateur que d'imaginer qu'il profita de ce contexte pour ne pas se documenter. Pour fugitive que soit leur évocation dans l'album, tous les éléments de couleur locale firent l'objet d'études minutieuses. Delhi, Kath-mandou, les paysages tibétains sont si vrais dans l'album que tous ceux qui voyagèrent dans ces régions en revinrent avec la conviction qu'Hergé y avait longuement séjourné. Une fois encore pourtant, il n'avait pas quitté ses Studios de l'avenue Louise, à Bruxelles, mais l'abondance et la qualité de la documentation, la passion de toute son équipe avaient permis un tel miracle. Plusieurs racontent même que, pendant qu'ils travaillaient à cet album, ses collaborateurs étaient si enthousiasmés par le sujet qu'ils se sentaient presque devenir bouddhistes !
Fort bien, dira-t-on. Mais il est une chose, au moins, sur laquelle il n'a pu se documenter: cet animal plus qu'à demi mythique qu'on appelle tantôt le Migou, tantôt le Yéti, tantôt même l'abominable homme des neiges.
Eh bien, non! Même sur ce point où il aurait pu laisser libre cours à son imagination, Hergé se renseigna autant qu'il était possible, n est vrai qu'il disposait d'une source de premier ordre en la personne de Bernard Heuvelmans qui, déjà, l'avait aidé de son érudition à l'époque d'on a marché sur la lune.
Cet homme aux multiples centres d'intérêt avait créé une discipline nouvelle: la cryptozoologie ou science des animaux oubliés ou cachés, et publié deux livres où il était question du Yéti, Sur la piste des bêtes ignorées et l'Homme de Neanderthal est toujours vivant. Il livra à Hergé les secrets de sa documentation.
« J'avais la liste de toutes les personnes dignes de foi qui avaient vu le Yéti, racontait Hergé; j'avais une description très précise de son habitat, de son mode de vie; des photographies de ses traces, etc. J'ai également rencontré le vainqueur de l'Anapurna, Maurice Herzog, qui, lui aussi, m'a affirmé qu'il ne s'agissait pas d'un ours: les ours sont des quadrupèdes qui ne se redressent qu'en de rares occasions, alors que les traces étaient bien celles d'un bipède et s'arrêtaient au pied d'une grande muraille rocheuse...
Avec toutes ces données, j'étais donc à l'aise pour éviter - comme pour la Lune - les pièges de la légende (Numa Sadoul, Entretiens avec Hergé, éditions Casterman, 1983, p. 114). »
L'éternel retour de Tchang
L'histoire des retrouvailles avec Tchang ne s'arrête pas à la dernière page de Tintin au Tibet, loin de là. Car dans la vie réelle, Hergé cherchait Tchang Tchong-Jen avec presque autant d'obstination que Tintin. L'étudiant chinois qu'il avait connu alors qu'il préparait Le Lotus bleu était rentré en Chine à la fin des années trente et il avait perdu le contact peu après. La guerre, puis la révolution de 1949 ne favorisaient guère les relations entre Occidentaux et Chinois.
Hergé, pourtant, était loin d'avoir oublié cet ami auquel il devait tant, et notamment la découverte de l'Asie. Aussi, chaque fois qu'il avait l'occasion d'être en relation avec des Chinois, ne manquait-il pas de leur demander si, d'aventure, ils ne connaissaient pas un certain Tchang Tchong-Jen.
Un jour de 1976, dans un restaurant, il obtint pour la première fois une réponse positive. Oui, on connaissait Tchang. Oui, il vivait toujours à Shanghaï. Artiste renommé, il était même devenu directeur d'une académie de sculpture.
Les deux hommes reprirent donc contact et échangèrent quelques lettres. Hergé envoya à Tchang Le Lotus bleu en couleurs, car son ami ne connaissait que la version en noir et blanc, ainsi bien sûr que Tintin au Tibet. Bien qu'officiellement interdits en Chine, ces deux albums finirent par lui parvenir.
C'est alors qu'un journaliste français du nom de Gérard Valet, coauteur du film Moi Tintin, eut l'idée de faire revenir Tchang en Belgique, pour donner aux deux hommes l'occasion de se revoir. Les tractations furent longues et difficiles et cette rencontre qui, à l'origine, devait avoir lieu à l'occasion du cinquantième anniversaire de Tintin, ne put se produire qu'en mars 1981.
Arrivant à l'aéroport de Zaventem, Tchang eut la surprise de s'y voir accueilli presque comme un chef d'État. Le sympathique jeune dessinateur qu'il avait quitté dans les années trente était devenu, quarante-six ans plus tard, une célébrité mondiale.
Les retrouvailles furent aussi chargées d'émotion que celles de Tintin et de son ami. A cette différence près que, cette fois, c'est Tchang qui venait au secours d'un Hergé déjà bien affaibli par la maladie qui l'emporterait deux ans plus tard. Mais cette rencontre, en laquelle venaient se mêler si étrangement le réel et l'imaginaire, constitua, à n'en pas douter, l'une des dernières joies du créateur de Tintin.
Hergé et Tchang au moment de leurs retrouvailles. Une intimité toute I relative...
Un moment décisif de la quête: celui où Tintin semble se résigner à renoncer.
Notez la beauté des croquis d'attitude.
La première planche de l'histoire telle qu'elle parut dans le journal «Tintin» et la seule couverture dessinée pour l'hebdomadaire.
Extraites des archives du Studio Hergé, quatre pages de documentation sur le Tibet. Les deux feuillets de gauche furent établis par un ami d'Hergé, spécialiste de ce pays.
Hormis le premier et le dernier strip, cet épisode mouvementé, mais peut-être trop anecdotique, fut supprimé de Tintin au Tibet pour l'édition en album.
D'autres documents sur les moines tibétains. Objets et costumes sont d'une fidélité particulièrement scrupuleuse.