Tintin noir sur blanc
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Première |
Première |
TABLEAU CHRONOLOGIQUE |
édition |
édition |
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noir et blanc |
en couleurs |
Tintin au Congo |
1931 |
1946 |
Tintin en Amérique |
1932 |
1945 |
Les Cigares du Pharaon |
1934 |
1955 |
Le Lotus bleu |
1936 |
1946 |
L'Oreille cassée |
1937 |
1943 |
L'Ile noire |
1938 |
1943 |
Le Sceptre d'Ottokar |
1939 |
1947 |
Le Crabe aux pinces d'or |
1941 |
1943 |
Avant de prendre l'aspect lisse et coloré que nous leur connaissons aujourd'hui, les premières Aventures de Tintin se présentaient comme d'épais volumes en noir et blanc.
Des documents exceptionnels
Les huit aventures de Tintin ici rassemblées sont surtout connues dans leur version en couleurs. Pourtant, c'est en noir et blanc que ces histoires existèrent d'abord. Et c'est même pour le noir et blanc qu'elles furent conçues et dessinées tout au long des années trente.
Leur allure initiale est souvent si différente de leur visage définitif qu'il nous a paru indispensable de ne pas les oublier dans cette Intégrale de l'œuvre d'Hergé. Pour le lecteur curieux et patient, la confrontation de ces versions primitives avec les éditions revues et corrigées revêtira un intérêt au moins triple.
D'un point de vue anecdotique, il y a d'abord le plaisir de découvrir de nombreuses séquences omises ou fortement écourtées par la suite. Une longue scène mettant Tintin aux prises avec des serpents dans Les Cigares du Pharaon, un combat avec un gangster à la fin du Lotus bleu, un cauchemar arumbaya au début de L'Oreille cassée sont les morceaux les plus frappants.
Si ces passages furent supprimés, c'est qu'Hergé ne disposait plus de la même liberté pour ce qui est du nombre de planches. Jusqu'en 1942, pas de limitation à ce point de vue : le plus court de ces huit récits, Le Crabe aux pinces d'or, comportait 104 pages, le plus long, Tintin au pays des soviets, atteignait les 130 pages. De son propre aveu, Hergé s'arrêtait quand cela lui chantait ou lorsqu'il avait l'impression de ne plus rien avoir à raconter.
Cette liberté de longueur, loin d'être sans incidence sur le ton des récits, contribue à donner à ces histoires un caractère souvent buissonnier. Pendant les années trente, Hergé invente semaine après semaine, avec pour premier souci de surprendre son lecteur à la fin de chaque double page; il n'hésite donc jamais à s'engager dans les chemins de traverse ou à s'offrir quelques intermèdes.
Lorsque les Aventures devront se couler dans le cadre rigoureux des 62 pages, c'est tout naturellement que leur cheminement se fera plus strict et plus direct.
D'un point de vue plus technique, il est passionnant, pour qui s'intéresse à la bande dessinée, d'observer les remaniements de détail apportés par l'auteur à ses premiers travaux. Au début des années 30, Hergé était encore en train de découvrir et d'inventer ces codes que par la suite il maîtrisera à la perfection. Quoi de plus fascinant que de le voir chercher, hésiter et parfois se tromper !
En effet, dans les Aventures de Tintin antérieures au Lotus bleu, les maladresses ne sont pas rares, y compris celles qui portent atteinte à cette lisibilité qui deviendra la première préoccupation d'Hergé. Il arrive ainsi que la réponse à une question se donne à lire avant la question elle-même, qu'un personnage s'enfuie vers la gauche de la page, donnant ainsi l'impression de revenir sur ses pas, ou que Tintin, affirmant qu'il descend, semble plutôt être en train de monter.
Toutes ces scories, Hergé les éliminera impitoyablement pour les versions en couleurs en même temps qu'il redessinera complètement les cases les plus gauches. Quelquefois, il fera même beaucoup plus, comme dans le cas du Sceptre d'Ottokar, où, avec l'aide d'Edgar Pierre Jacobs, il reverra de bout en bout les éléments de couleur locale syldave, transformant costumes et décors de manière à les «balkaniser».
Profitant de la mise en couleurs de ses premiers albums, Hergé corrigea les entorses aux règles fondamentales de la lisibilité qu'ils comportaient.
Les gardes du palais de Klow avant et après leur «balkanisation».
Les dialogues eux aussi se trouveront largement modifiés. Plus gauches, plus explicatifs, mais parfois plus cocasses — fût-ce involontairement —, ceux des premières versions multipliaient ces erreurs de langage souvent savoureuses que sont les belgicismes.
Soucieux, dès 1945, d'éliminer de ces bandes les références trop précises à son pays d'origine, Hergé leur fera dans l'après-guerre une chasse impitoyable.
Les dialogues d'origine furent aussi fortement revus. Mais alors que les modifications apportées au dessin allaient dans le sens d'une complexité accrue, les textes évoluaient, eux, vers une plus grande simplicité.
Quelques-uns des innombrables «adoucissements» apportés par Hergé à Tintin au Congo. Dans la version en couleurs, le héros ne se comporte plus comme en pays conquis.
Les modifications du troisième type sont d'ordre historique et idéologique. Lorsqu'il reprit ces histoires pour les mettre en couleurs, Hergé en profita en effet pour les débarrasser de leurs éléments les plus datés.
C'est ainsi que Tintin au Congo, notamment, fut l'objet d'un sérieux «toilettage», parfaitement analysé par Jean-Marie Apostolidès : « Sans vraiment transformer son histoire, il ôte du texte ou de l'image tout propos, toute attitude trop ouvertement négative à rencontre des indigènes.
Ainsi sur le Thysville, Tintin évite de faire la leçon au matelot qui n'a pas plongé pour repêcher Milou et se contente de dire: «II faut le sauver à tout prix. »
Lorsqu'il rencontrait Coco pour la première fois, Milou ne lui trouvait pas «l'air très débrouillard»; dans la seconde version, il se dispense de tout commentaire, de même que Tintin ne souligne plus combien les nègres sont « gentils » de les porter en triomphe jusqu'à leur hôtel. La locomotive qui était naguère une «sale petite machine» est désignée comme une «vieille tchouk-tchouk».
Tintin devient plus tolérant à l'égard des disputes, il ne se considère plus dans « son » village, et refuse même la couronne qu'on lui offre: l'Afrique est désormais aux Africains.
Les M'Hatuvu qui étaient des « os-trogoths» sont maintenant des « fameux guerriers » ; les pygmées ne sont plus «craintifs» et l'appellation qui leur était attribuée a disparu: ils sont devenus «ces gens-là»
L'adoucissement du vocabulaire et la tolérance s'étendent jusqu'au règne animal: le crocodile cesse d'être «une affreuse bête», les girafes des «satanées bestioles», le rhinocéros « un monstre », et les buffles perdent leur « férocité » (Jean-Marie Apostolidès, Les Métamorphoses de Tintin, Ed. Seghers, 1984, p. 44.). »
Il importe de bien s'en rendre compte: si ces premières versions sont politiquement plus dures, plus crues que celles qui les suivirent, si elles font fréquemment référence à la Belgique et à la religion, c'est avant tout parce qu'elles portent davantage la trace du contexte dans lequel elles furent élaborées.
Lorsqu'il dessinait Tintin au Congo, Hergé n'avait encore que vingt-trois ans; il écrivait sous la coupe de l'abbé Wallez, sans encore disposer d'un véritable recul par rapport aux informations qu'on lui transmettait.
Dans leur version en couleurs, les Aventures de Tintin se transforment en classiques quasi intemporels; il n'en devient que plus passionnant d'observer le climat dans lequel elles naquirent.
Des œuvres à part entière
Quel que soit l'intérêt de ces diverses confrontations, ce serait une grave erreur de croire que la valeur des versions en noir et blanc se réduit à leur mise en relation avec l'édition définitive. Les plus accomplis de ces albums existent en eux-mêmes avec autant de force qu'un film noir et blanc peut exister par rapport à un film en couleurs.
Dès Tintin en Amérique, le graphisme d'Hergé se tient de façon parfaitement cohérente. Rien ne lui manque pour en faire un mode de représentation à part entière, très différent de celui, plus réaliste, qui prévaudra par la suite.
Un graphisme parfaitement accompli : sa force est telle que la mise en couleurs ultérieure ne lui apportera ni ne lui retirera rien.
Hergé invente ici une forme particulière de lisibilité graphique, adaptée aux ressources du noir et blanc autant qu'à ses contraintes. Ici, il s'agit moins de montrer les choses que de les suggérer, moins de les reproduire que de les traduire en signes.
Sans doute Le Lotus bleu est-il, à cet égard, la réussite la plus éclatante. L'art d'Hergé y atteint les mêmes sommets que celui de ces virtuoses du noir et blanc que sont Alex Raymond, Milton Caniff, Hugo Pratt... et les grands maîtres de la peinture chinoise, découverts grâce à Tchang.
Il s'agit d'un art d'une extrême franchise, limitant l'usage des trames et excluant celui des grisés ou des hachures. Hergé stylise et simplifie; il élimine tous les éléments qui ne sont qu'accessoires.
Le décor, ainsi, est encore réduit à l'essentiel: si présent que paraisse le paysage chinois dans Le Lotus bleu, on verra, à bien regarder l'album, qu'il n'intervient que dans quelques moments clés.
Mais ceux-ci imprègnent notre version des pages environnantes à tel point que nous croyons les voir envahies de coolies et d'idéogrammes alors qu'elles ne nous offrent bien souvent qu'intérieurs vides et grands murs nus.
Le traitement des objets n'est pas moins rigoureux: le dessinateur ne montre un téléphone que si Tintin s'apprête à le décrocher; il ne présente une tasse de thé
A certains moments, le dessin d'Hergé confine même à l'abstraction, comme en cette sublime planche où l'embarquement nocturne de Tintin sur une jonque est évoqué par des silhouettes noires se détachant sur un fond rigoureusement neutre. Aucun signe conventionnel ne souligne ici la nuit; rien, pourtant, ne pourrait l'évoquer avec plus de puissance.
L'une des planches les plus épurées du Lotus bleu-m simplicité et efficacité s'y conjuguent merveilleusement.
Simplicité ne veut pas dire pauvreté, ni efficacité austérité.
Si minimaliste qu'il puisse sembler par instants, le graphisme d'Hergé est, dans ces albums, d'une justesse et d'une élégance confondantes. En deux ou trois traits, avec quelques lignes et quelques aplats noirs, le dessinateur restitue avec un rare bonheur le mouvement d'un imperméable ou la violence d'un accident, la candeur d'un personnage ou la fatuité d'un autre.
Outre ses qualités propres, ce dépouillement graphique a pour lui sa totale adéquation à la simplicité de ces premières aventures, beaucoup plus linéaires que celles qui les suivront. Les récits qu'Hergé déroule ici ne superposent pas autant de niveaux que Le Secret de la Licorne et les albums qui le suivent.
Plus que des intrigues, ce sont des trajectoires directes qui emmènent un Tintin encore tout héroïque à travers un pays ou un continent, ce sont des épopées où la dynamique des actions conduit de bout en bout le récit. Plus tard, Hergé cherchera et atteindra une autre épaisseur narrative; pour l'heure il ne vise qu'à combiner suspense et fantaisie et il y réussit merveilleusement.
Vous pensiez connaître par cœur les Aventures de Tintin, vous croyiez qu'elles n'avaient plus de secrets pour vous. Relisez-les dans ces merveilleux albums-miniatures ! Vous serez étonné de voir à quel point vous les ignoriez...
Un graphisme d'une justesse et d'une élégance confondantes. Bien des années plus tard, le dessinateur Jacques Tardi déclarera: «On n'a jamais rien dessiné de plus beau que les premiers albums Tintin noir et blanc. La molle sensualité du trait m'émeut encore. »
C'est pour le Lotus bleu que furent réalisés les premiers hors-texte en couleurs. Hergé en dessina cinq. Pour des raisons techniques, le nombre de ces images se trouva ensuite ramené à quatre.